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«Au moment où je redoutais un échec un incident tout à fait extraordinaire est survenu. Un objet m’a dépassé en vrombissant et en dégageant de la fumée à sa suite, puis a explosé dans un grand sifflement au milieu d’un nuage de vapeur. Sur le moment je suis resté interloqué. Et puis je me suis rappelé que la terre était continuellement bombardée par des pierres météoriques, et qu’elle serait difficilement habitable si presque tous ces météorites ne se transformaient pas en vapeur au contact des couches supérieures de l’atmosphère. Voilà bien un nouveau danger pour l’amateur du plein ciel, car deux autres météorites sont passés près de moi quand j’ai approché des douze mille mètres! Aux confins de l’enveloppe terrestre, le risque doit être très grand et très réel.

«L’aiguille de mon barographe marquait douze mille trois cents mètres quand je me suis rendu compte que je ne pourrais pas monter plus haut. Physiquement j’aurais pu supporter un effort supplémentaire, mais ma machine avait atteint sa limite. L’air raréfié ne soutenait plus suffisamment mes ailes: à la moindre inclinaison l’appareil glissait sur l’aile, et n’obéissait plus aux commandes. Peut-être, si le moteur n’avait pas cafouillé, aurais-je grignoté trois ou quatre cents mètres de plus; mais les ratés se faisaient de plus en plus nombreux, et deux cylindres sur dix me paraissaient en panne. Si je ne me trouvais pas déjà dans la zone que je recherchais, il me serait impossible de l’atteindre à présent! Mais n’y avais-je pas pénétré? Dessinant des cercles et planant comme un gigantesque faucon à l’altitude de douze mille trois cents mètres, j’ai laissé le monoplan se diriger tout seul; et avec mes jumelles, j’ai soigneusement inspecté les alentours. Le ciel était d’une clarté parfaite. Rien ne laissait prévoir l’existence des dangers que je soupçonnais.

«J’ai dit que je planais en dessinant des cercles. J’ai réfléchi que je ferais beaucoup mieux de prospecter une zone plus étendue. Un chasseur qui se rend dans l’une des jungles de la terre ne la traverse-t-il pas d’un bout à l’autre dans l’espoir de découvrir son gibier? Or, selon mes déductions, la jungle de l’air que je visais devait se situer quelque part au-dessus du Wiltshire, c’est-à-dire sur mon sud-ouest. J’ai effectué un relèvement d’après le soleil, puisque le compas était hors d’usage et que je ne distinguais plus la terre, et j’ai foncé dans la direction voulue. Tout droit, parce que j’avais calculé qu’il ne me restait plus d’essence que pour une heure. Mais je pouvais m’offrir le luxe de l’épuiser jusqu’à la dernière goutte, car un magnifique vol plané me ramènerait sans encombre au sol.

«Soudain, j’ai senti quelque chose de neuf. Devant moi l’air avait perdu sa limpidité de cristal. Il contenait de longues formes tordues d’une matière que je ne pouvais comparer qu’à de la très fine fumée de cigarette. Leurs guirlandes, leurs couronnes roulaient lentement dans la lumière du soleil. Quand le monoplan a traversé cette matière inconnue, j’ai eu sur les lèvres un vague goût d’huile et la charpente de mon appareil s’est recouverte d’une écume graisseuse. Une matière organique infiniment subtile semblait être en suspension dans l’atmosphère. Était-ce de la vie? Cette matière inconsistante, rudimentaire, s’étirait sur plusieurs hectares puis s’effrangeait dans le vide. Non, ce n’était pas de la vie! Mais peut-être des vestiges de vie? Quelque chose comme une pâture de vie, la pâture d’une vie monstrueuse? La modeste graisse de l’océan est bien la pâture de la puissante baleine! J’étais en train d’y réfléchir quand, levant les yeux, j’ai été gratifié d’une vision absolument unique. Puis-je espérer vous la rapporter telle qu’elle m’est apparue mardi dernier?

«Imaginez une méduse telle qu’on en trouve dans les mers tropicales, en forme de cloche mais d’une taille énorme: beaucoup plus grosse, selon moi, que le dôme de l’église Saint-Paul. D’une couleur rose tendre veinée d’un vert délicat, elle avait une essence si subtile qu’elle n’était qu’une configuration féerique sur le ciel bleu foncé. Elle vibrait à une cadence paisible et régulière. Deux longues tentacules vertes, tombantes, qui se balançaient lentement d’avant en arrière et d’arrière en avant, la complétaient. Cette splendide vision est passée au-dessus de ma tête avec une dignité silencieuse; légère et fragile comme une bulle de savon, elle a poursuivi majestueusement sa route.

«J’avais fait virer mon appareil afin de mieux la contempler, mais tout à coup je me suis découvert escorté par une escadre de créatures analogues, de tailles diverses, la première étant de loin la plus grosse. Certaines me parurent très petites; mais la majorité avait la taille d’un ballon de taille moyenne. La délicatesse de leur contexture et de leurs teintes me rappelait le verre de Venise. Le rose et le vert pâle étaient les couleurs dominantes, mais elles s’irisaient quand le soleil jouait avec leurs formes graciles. Plusieurs centaines sont ainsi passées près de moi. Leurs formes et leur substance s’harmonisaient si parfaitement avec la pureté de ces altitudes qu’il était impossible de concevoir rien de plus beau.

«Mais bientôt mon attention a été captivée par un autre phénomène: les serpents de l’air extérieur. Imaginez de longs rouleaux minces, fantastiques, d’une matière qui ressemblait à de la vapeur: ils tournaient et se tordaient à une vitesse incroyable; l’œil pouvait à peine suivre leurs évolutions. Certains de ces animaux fantômatiques pouvaient avoir huit ou dix mètres de long, mais il était malaisé de chiffrer leur diamètre, tant leur contour était brumeux et semblait se fondre dans l’air. Ces serpents de l’air, d’un gris très clair, étaient striés à l’intérieur de lignes plus foncées qui donnaient l’impression d’un organisme réel. L’un d’entre eux m’a frôlé le visage: j’ai senti un contact froid et humide. Ils avaient l’air si peu matériels que je n’ai nullement pensé à un danger physique possible en les observant d’aussi près. Leurs formes étaient aussi dépourvues de consistance que l’écume d’une vague qui se brise.

«Une expérience plus terrible m’était réservée. Descendant d’une grande altitude, une tache de vapeur de pourpre m’a d’abord paru petite, mais elle a grossi rapidement en se rapprochant de moi. Bien que constituée par une sorte de substance transparente qui ressemblait à de la gelée, elle n’en avait pas moins un contour bien précis et une consistance plus solide que ce que j’avais vu jusqu’ici. J’ai relevé également des traces plus nettes d’un organisme physique: en particulier deux plaques rondes, assez larges, ombreuses, de chaque côté, qui pouvaient être des yeux, et entre eux un objet blanc très solide qui faisait saillie, et qui était aussi recourbé et paraissait aussi cruel que le bec d’un vautour.

«L’aspect global de ce monstre était formidable, menaçant. Il changeait constamment de couleur, virant d’un mauve très clair à un rouge sombre inquiétant. Je ne pouvais nier sa densité puisqu’il avait projeté une ombre en s’intercalant entre le soleil et l’avion. Sur la courbure supérieure de son corps il y avait trois grosses bosses que je ne saurais mieux décrire qu’en les comparant à des bulles énormes; j’ai pensé qu’elles devaient contenir une sorte de gaz extrêmement léger destiné à soutenir cette masse informe et demi-solide dans l’air raréfié. Se déplaçant rapidement, le monstre suivait sans effort la vitesse de mon monoplan; pendant une trentaine de kilomètres, il a plané au-dessus de moi, tel l’oiseau de proie qui se prépare à fondre sur sa victime. Pour progresser, sa méthode consistait à lancer devant lui quelque chose comme un long serpentin glutineux qui à son tour semblait tirer le reste du corps; il était si élastique, si gélatineux, qu’il ne conservait jamais la même forme pendant deux minutes consécutives; mais chaque modification le rendait plus menaçant, plus affreux.