– Quand vous ai-je jamais refusé quelque chose?
Rappelez-vous, au contraire: c’est moi qui vous ai remis tout le matériel pour votre article sur le temple des vestales…
– Oui, mais l’affaire n’était pas aussi importante! Si je vous questionnais sur un sujet intime, je me demande si vous me répondriez! Or, ces nouvelles catacombes sont pour moi un sujet très intime, et en échange j’aimerais bien recevoir de vous quelques confidences…
– Je ne vois pas où vous voulez en venir, fit l’Anglais. Mais si vous sous-entendez que vous ne répondrez à ma question sur ces nouvelles catacombes qu’à la condition que je réponde moi-même à toute question qu’il vous plairait de me poser, je vous dis: d’accord!
– Eh bien alors, déclara Burger en prenant ses aises dans son fauteuil et en soufflant un grand anneau de fumée bleue, racontez-moi donc la vérité sur vos relations avec Mademoiselle Mary Saunderson.
Kennedy sauta sur ses pieds et lança un regard furieux à son camarade impassible.
– Qu’est-ce que diable cela signifie? s’écria-t-il. En voilà une question! Vous avez peut-être cru faire une bonne plaisanterie: vous n’en avez jamais fait de plus mauvaise!
– Non, répliqua Burger avec simplicité. Les détails de cette affaire m’intéressent. Je ne connais pas grand-chose du monde, des femmes, de la vie mondaine, et de ce genre d’histoires; un incident pareil exerce sur moi la fascination de l’inconnu. Vous, je vous connais. Elle, je la connaissais de vue… je lui avais même parlé une ou deux fois. Vraiment je désirerais beaucoup entendre de votre propre bouche le récit exact de ce qui s’est passé entre vous.
– Je ne vous en dirai pas un mot!
– À votre guise. Mettons qu’il s’agissait d’un caprice. Je voulais voir si vous divulguiez un secret aussi facilement que moi, selon vous, j’allais livrer celui de mes catacombes. Vous voulez garder votre secret? Soit! Je m’y attendais. Mais pourquoi pensiez-vous que moi, je ne garderais pas le mien?… Allons, dix heures sonnent à l’église Saint-Jean: il est temps que je rentre chez moi.
– Non, attendez un moment! supplia Kennedy. De votre part ce caprice m’étonne, Burger! Vouloir connaître une histoire d’amour dont le dénouement remonte à plusieurs mois… Savez-vous comment nous considérons l’homme qui publie ses bonnes fortunes? comme le plus beau salaud du monde.
– Naturellement! approuva l’Allemand en reprenant son panier. Quand un homme commet une indiscrétion à l’égard d’une femme que nul ne soupçonnait, cet homme-là est ce que vous avez dit. Mais vous n’ignorez pas que tout Rome a parlé de votre histoire. Je ne vois donc pas le tort que vous feriez à Mademoiselle Mary Saunderson en me la racontant. Enfin je respecte vos scrupules… et je vous souhaite une bonne nuit.
– Attendez! Attendez un peu!…
Kennedy posa une main sur le bras de Burger et ajouta:
– Cette affaire de catacombes m’excite beaucoup, et je ne vous lâcherai pas aussi facilement! Vous ne voudriez pas me poser une autre question en échange?… Une question moins excentrique?
– Non, pas du tout! répondit Burger en suspendant son panier à son bras. Vous avez refusé; n’en parlons plus! Sans aucun doute avez-vous tout à fait le droit de vous taire. Et sans aucun doute j’ai moi aussi tout à fait le même droit! Donc encore une fois bonne nuit, mon cher Kennedy.
L’Anglais regarda Burger traverser la pièce. L’Allemand avait la main sur le loquet de la porte quand son hôte le rappela avec l’air de quelqu’un qui essaie de faire bonne figure devant l’inévitable.
– Arrêtez, mon vieux! Je vous trouve complètement ridicule, mais puisque c’est le sine qua non, il faut bien que je me soumette à vos conditions, n’est-ce pas? Je déteste parler d’une femme; néanmoins vous avez raison: tout Rome est au courant, et je ne crois pas vous apprendre quelque chose que vous ne sachiez déjà. Qu’est-ce que vous désirez savoir?
L’Allemand revint lentement près du poêle, posa à terre son panier, et retomba dans son fauteuil.
– Puis-je avoir un autre cigare? demanda-t-il. Merci beaucoup! Je ne fume jamais quand je travaille, mais je profite davantage d’une conversation quand je suis sous l’influence du tabac. Maintenant, venons-en à la jeune demoiselle avec qui vous avez eu cette petite aventure. Qu’est-elle devenue?
– Elle est dans sa famille.
– Tiens, tiens! En Angleterre?
– Oui.
– Dans quelle partie de l’Angleterre? À Londres?
– Non, à Twickenham.
– Pardonnez à ma curiosité, mon cher Kennedy! Inscrivez-la au compte de mon ignorance du monde. Sans doute est-il courant de persuader une jeune fille de partir avec vous pendant trois semaines, et de la restituer ensuite à sa famille à… Comment avez-vous appelé l’endroit?
– Twickenham.
– C’est cela: Twickenham. Mais il s’agit là de choses absolument neuves pour moi, et je suis incapable de me représenter comment vous avez agi. Voyons, si vous aviez aimé cette jeune fille, votre amour ne se serait pas évaporé en trois semaines: je déduis donc que vous ne l’aimiez pas du tout. Mais si vous ne l’aimiez pas, à quoi bon ce grand scandale qui vous a fait un peu de mal, et à elle beaucoup?
Kennedy fixa maussadement l’œil rouge du poêle.
– C’est sûrement une manière logique de résumer l’affaire. L’amour est un grand mot, qui interprète d’innombrables nuances de sentiment. Je l’aimais, et… Au fait, vous dites l’avoir vue. Donc vous connaissez son charme. Mais toutefois, avec le recul, j’incline à penser que je ne l’ai jamais réellement aimée.
– Alors, mon cher Kennedy, pourquoi avoir agi ainsi?
– Par passion de l’aventure, je pense…
– Comment! Vous avez un tel goût pour les aventures?
– Sans aventures, où serait la diversité de la vie? J’ai commencé à m’intéresser à elle en vue d’une aventure. J’ai chassé toute sorte de gibier, mais aucun gibier ne vaut les jolies femmes. Ajoutez à cela l’aiguillon de la difficulté, car elle était l’amie de Lady Emily Rood et il était quasi-impossible de la voir en particulier. Mais surtout, entre tous les obstacles qui m’ont passionné, voici celui qui m’a décidé: tout au début de nos relations, j’ai appris de sa bouche qu’elle était fiancée.
– Mein Gott! À qui?
– Elle n’a prononcé aucun nom.
– Je crois que tout le monde l’ignore! Ainsi c’est ce détail qui, pour vous, a corsé l’aventure?
– Une épice, comprenez-vous?
– Oh, croyez·moi: je suis très ignorant de ces choses-là!
– Mon cher ami, la pomme que vous dérobiez sur le pommier du voisin n’était-elle pas toujours plus savoureuse que celle qui tombait de votre arbre?… J’ai ensuite découvert que je ne lui étais pas indifférent.
– Quoi!… Tout de suite?
– Oh non! Au bout de trois mois d’un siège abondamment pourvu de sapes et de mines… Mais en fin de compte je l’ai séduite. Elle a compris que, séparé judiciairement de ma femme, j’étais dans l’impossibilité de conclure normalement les choses. Mais néanmoins elle est venue avec moi, et nous avons passé quelques jours délicieux.