– Écoutez ceci, m’a-t-il dit. Vous jugerez vous-même si j’ai trouvé la solution de l’énigme:
«La prisonnière fut traduite devant la Grand ’Chambre du Parlement, siégeant en cour de justice, sous l’inculpation d’avoir assassiné Monsieur Dreux d’Aubray, son père, et ses deux frères, Messieurs d’Aubray, l’un étant lieutenant civil et l’autre conseiller au Parlement. Il semblait difficile de croire qu’elle était l’auteur de crimes aussi monstrueux, car elle avait l’air doux, elle était petite, elle avait un teint de blonde et les yeux bleus. Cependant la cour, l’ayant déclarée coupable, la condamna à la question ordinaire et à la question extraordinaire afin de lui arracher le nom de ses complices. Puis à être conduite en charrette place de Grève pour y avoir la tête tranchée, le corps brûlé et les cendres éparpillées aux quatre vents».
«La date de cet acte d’enregistrement est du 16 juillet 1676.
– Intéressant! ai-je répondu. Mais pas convaincant.
Comment prouvez-vous qu’il s’agit de la même femme?
– J’y arrive. Le récit relate le comportement de la femme pendant la question: «Quand l’exécuteur s’approcha d’elle, elle le reconnut par les cordelettes qu’il tenait, et aussitôt elle lui tendit ses propres mains en le toisant des pieds à la tête sans prononcer un mot». Était-ce comme cela?
– Oui.
– «Elle regarda sans sourciller le cheval de bois et les anneaux qui avaient tordu tant de membres et provoqué tant de cris d’agonie. Quand ses yeux se posèrent sur les trois seaux d’eau qui avaient été préparés, elle dit en souriant: «Toute cette eau a dû être amenée ici dans le dessein de me noyer, Monsieur. Vous ne songez pas, je pense, à la faire toute avaler à une personne aussi petite que moi?». Vous lirai-je les détails du supplice?
– Non, pour l’amour du Ciel!
– Voici une phrase qui vous prouvera que ce qui est relaté dans ce livre est bien la scène à laquelle vous avez assisté cette nuit: «Le bon abbé Pirot, incapable de contempler les souffrances qui allaient être endurées par la suppliciée, se précipita hors de la pièce». Cela vous convainc-t-il?
– Tout à fait. Il est hors de doute qu’il s’agit bien du même événement. Mais alors qui est cette dame si charmante qui connut une fin si horrible?
Dacre s’est approché de moi, et il a placé la petite lampe sur la table de chevet. Levant l’entonnoir maudit, il a tourné l’anneau de cuivre pour que la lumière l’éclaire en plein. Vues ainsi, les gravures m’ont paru plus claires que la veille au soir.
– Nous avions déjà constaté que ceci était l’emblème d’un marquis ou d’une marquise. Nous avions également établi que la dernière lettre était un B.
– Incontestablement.
– Je vous fais maintenant une suggestion: les autres lettres ne sont-elles pas, de gauche à droite, un M, un autre M, un petit d, un A, un petit d, puis le B final?
– Oui, je pense que vous avez raison. Je discerne les deux petits d tout à fait nettement.
– Ce que je viens de vous lire, a déclaré Dacre, est l’enregistrement officiel du procès de Marie-Madeleine d’Aubray, marquise de Brinvilliers, l’une des plus célèbres empoisonneuses de tous les temps.
Je me suis tu. J’étais bouleversé par le caractère extraordinaire de l’incident, et par la nature formelle de la preuve que Dacre m’avait fournie. Je me rappelais vaguement quelques détails de la carrière de cette femme, sa débauche effrénée, les tortures délibérées et préméditées qu’elle avait infligées à son père malade, l’assassinat de ses deux frères pour des motifs d’intérêt domestique. Je me rappelais aussi le courage qu’elle avait manifesté à ses derniers moments et qui avait quelque peu racheté ses crimes, ainsi que la sympathie que tout Paris lui avait manifestée lors de son exécution: quelques jours après l’avoir maudite comme empoisonneuse, les Parisiens l’avaient en effet bénie comme une martyre. Une objection, et une seule, s’est levée dans ma tête:
– Comment ses initiales et son blason ont-ils pu être gravés sur l’entonnoir? Je suppose qu’on ne poussait pas le respect médiéval dû aux nobles au point de décorer de leurs titres les instruments de leur supplice?
– Ce point m’a également intrigué, a admis Dacre. Mais il ne souffre qu’une seule explication. Le cas avait suscité à l’époque un intérêt considérable; rien de plus naturel que ce La Reynie, lieutenant de police, ait gardé l’entonnoir en guise de souvenir. Il n’arrivait pas souvent qu’une marquise de France eût à subir la question extraordinaire! Il a sans doute fait graver dessus les initiales de la Brinvilliers à l’intention des curieux; il devait avoir l’habitude de ces procédés-là.
– Et ceci? ai-je demandé en désignant les marques sur le col de cuir.
– La Brinvilliers était une tigresse cruelle, m’a répondu Dacre en s’en allant. Je pense que, comme les autres tigresses, elle avait des dents pointues, et solides.
III De nouvelles catacombes (The New Catacomb)
– Dites donc, Burger! lança Kennedy. J’aimerais bien recevoir vos confidences…
Les deux célèbres archéologues, spécialistes l’un comme l’autre de l’antiquité romaine, étaient assis dans la chambre de Kennedy, sur le Corso. La soirée était froide. Ils avaient rapproché leurs fauteuils du mauvais poêle italien qui dégageait plus de fumée que de chaleur. Dehors, sous les claires étoiles de l’hiver, c’était la Rome moderne, la double et longue rangée des lampadaires électriques, les cafés brillamment éclairés, les voitures qui fonçaient, une foule dense sur les trottoirs. Mais à l’intérieur de la chambre somptueuse du jeune et riche archéologue anglais, la Rome antique exhibait ses trésors.
Aux murs pendaient des frises fendillées, abîmées. De vieux bustes grisâtres de sénateurs et de soldats, avec leurs têtes de boxeurs aux traits cruels, étaient nichés dans tous les coins: ils avaient l’air de surveiller ce qui se disait dans la chambre. Sur la table centrale, parmi un fouillis d’inscriptions, de fragments brisés, d’ornements divers, se dressait la fameuse reconstitution par Kennedy des Thermes de Caracalla qui, lorsqu’elle fut exposée à Berlin, suscita autant d’intérêt que d’admiration. Des amphores étaient accrochées au plafond. Un véritable bric-à-brac s’étalait sur un très beau tapis rouge de Turquie. Tous les objets qui se trouvaient ainsi rassemblés étaient d’une authenticité irréprochable, d’une grande rareté et d’une valeur immense. Kennedy en effet avait à peine dépassé la trentaine, mais il avait acquis dans cette spécialité de recherches une réputation européenne. Hâtons-nous de dire qu’il possédait une bourse bien garnie, ce qui peut constituer un handicap fatal ou un avantage considérable dans la course à la renommée. Souvent Kennedy s’était laissé distraire par les fantaisies du plaisir. Mais il avait l’esprit incisif, capable d’efforts prolongés et concentrés auxquels succédaient de brusques réactions de sensualité. Son beau visage, son front dégagé et pâle, son nez agressif, un je ne sais quoi de relâché dans la bouche traduisaient assez bien le compromis qui s’était établi chez lui entre la force et les faiblesses.