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Or, j’ai lu dans un livre érudit, qui s’appelle le Dictionnaire des Sciences médicales, cette définition de la gorge des femmes, qu’on dirait imaginée par M. Joseph Prud’homme, devenu docteur en médecine :

“Le sein peut être considéré chez la femme comme un objet en même temps d’utilité et d’agrément.”

Supprimons, si vous voulez, l’utilité et ne gardons que l’agrément. Aurait-il cette forme adorable qui appelle irrésistiblement la caresse s’il n’était destiné qu’à nourrir les enfants ?

Oui, Madame, laissons les moralistes nous prêcher la pudeur, et les médecins la prudence ; laissons les poètes, ces trompeurs toujours trompés eux-mêmes, chanter l’union chaste des âmes et le bonheur immatériel ; laissons les femmes laides à leurs devoirs et les hommes raisonnables à leurs besognes inutiles ; laissons les doctrinaires à leurs doctrines, les prêtres à leurs commandements, et nous, aimons avant tout la caresse qui grise, affole, énerve, épuise, ranime, est plus douce que les parfums, plus légère que la brise, plus aiguë que les blessures, rapide et dévorante, qui fait prier, qui fait commettre tous les crimes et tous les actes de courage ! Aimons-la, non pas tranquille, normale, légale ; mais violente, furieuse, immodérée ! Recherchons-la comme on recherche l’or et le diamant, car elle vaut plus, étant inestimable et passagère ! Poursuivons-la sans cesse, mourons pour elle et par elle.

Et si vous voulez, Madame, que je vous dise une vérité que vous ne trouverez, je crois, en aucun livre, les seules femmes heureuses sur cette terre sont celles à qui nulle caresse ne manque. Elles vivent, celles-là, sans souci, sans pensées torturantes, sans autre désir que celui du baiser prochain qui sera délicieux et apaisant comme le dernier baiser.

Les autres, celles pour qui les caresses sont mesurées, ou incomplètes, ou rares, vivent harcelées par mille inquiétudes misérables, par des désirs d’argent ou de vanité, par tous les événements qui deviennent des chagrins.

Mais les femmes caressées à satiété n’ont besoin de rien, ne désirent rien, ne regrettent rien. Elles rêvent, tranquilles et mourantes, effleurées à peine par ce qui serait pour les autres d’irréparables catastrophes, car la caresse remplace tout, guérit de tout, console de tout !

Et J’aurais encore tant de choses à dire !..

HENRI. »

Ces deux lettres, écrites sur du papier japonais en paille de riz, ont été trouvées dans un petit portefeuille en cuir de Russie, sous un prie-dieu de la Madeleine, hier dimanche, après la messe d’une heure.

14 août 1883

L'orient

Voici l’automne ! Je ne puis sentir ce premier frisson d’hiver sans songer à l’ami qui vit là-bas sur la frontière de l’Asie.

La dernière fois que j’entrai chez lui, je compris que je ne le reverrais plus. C’était vers la fin de septembre, voici trois ans. Je le trouvai tantôt couché sur un divan, en plein rêve d’opium. Il me tendit la main sans remuer le corps, et me dit :

— Reste là, parle, je te répondrai de temps en temps, mais je ne bougerai point, car tu sais qu’une fois la drogue avalée il faut demeurer sur le dos.

Je m’assis et je lui racontai mille choses, des choses de Paris et du boulevard.

Il me dit :

— Tu ne m’intéresses pas ; je ne songe plus qu’aux pays clairs. Oh ! comme ce pauvre Gautier devait souffrir, toujours habité par le désir de l’Orient. Tu ne sais pas ce que c’est, comme il vous prend, ce pays, vous captive, vous pénètre jusqu’au cœur, et ne vous lâche plus. Il entre en vous par l’œil, par la peau, par toutes ses séductions invincibles, et il vous tient par un invisible fil qui vous tire sans cesse, en quelque lieu du monde que le hasard vous ait jeté. Je prends la drogue pour y penser dans la délicieuse torpeur de l’opium.

Il se tut et ferma les yeux. Je demandai :

— Qu’éprouves-tu de si agréable à prendre ce poison ? Quel bonheur physique donne-t-il donc, qu’on en absorbe jusqu’à la mort ?

Il répondit :

— Ce n’est point un bonheur physique ; c’est mieux, c’est plus. Je suis souvent triste ; je déteste la vie, qui me blesse chaque jour par tous ses angles, par toutes ses duretés. L’opium console de tout, fait prendre son parti de tout. Connais-tu cet état de l’âme que je pourrais appeler l’irritation harcelante ? Je vis ordinairement dans cet état. Deux choses m’en peuvent guérir : l’opium, ou l’Orient. À peine ai-je pris l’opium que je me couche, et j’attends. J’attends une heure, deux heures parfois. Puis, je sens d’abord de légers frémissements dans les mains et dans les pieds, non pas une crampe, mais un engourdissement vibrant. Puis peu à peu j’ai l’étrange et délicieuse sensation de la disparition de mes membres. Il me semble qu’on me les ôte. Cela gagne, monte, m’envahit entièrement. Je n’ai plus de corps. Je n’en garde plus qu’une sorte de souvenir agréable. Ma tête seule est là, et travaille. Je pense. Je pense avec une joie matérielle infinie, avec une lucidité sans égale, avec une pénétration surprenante. Je raisonne, je déduis, je comprends tout, je découvre des idées qui ne m’avaient jamais effleuré ; je descends en des profondeurs nouvelles, je monte à des hauteurs merveilleuses ; je flotte dans un océan de pensées, et je savoure l’incomparable bonheur, l’idéale jouissance de cette pure et sereine ivresse de la seule intelligence.

Il se tut encore et ferma de nouveau les yeux. Je repris :

— Ton désir de l’Orient ne vient que de cette constante ivresse. Tu vis dans une hallucination. Comment désirer ce pays barbare où l’Esprit est mort, où la Pensée stérile ne sort point des étroites limites de la vie, ne fait aucun effort pour s’élancer, grandir et conquérir ?

Il répondit :

— Qu’importe la pensée pratique ! Je n’aime que le rêve. Lui seul est bon, lui seul est doux. La réalité implacable me conduirait au suicide si le rêve ne me permettait d’attendre.

« Mais tu as dit que l’Orient était la terre des barbares ; tais-toi, malheureux, c’est la terre des sages, la terre chaude où on laisse couler la vie, où on arrondit les angles.

« Nous sommes les barbares, nous autres gens de l’Occident qui nous disons civilisés ; nous sommes d’odieux barbares qui vivons durement, comme des brutes.

« Regarde nos villes de pierres, nos meubles de bois anguleux et durs. Nous montons en haletant des escaliers étroits et rapides pour entrer en des appartements étranglés, où le vent glacé pénètre en sifflant pour s’enfuir aussitôt par un tuyau de cheminée en forme de pompe, qui établit des courants d’air mortels, forts à faire tourner des moulins. Nos chaises sont dures, nos murs froids, couverts d’un odieux papier ; partout des angles nous blessent. Angles des tables, des cheminées, des portes, des lits. Nous vivons debout ou assis, jamais couchés, sauf pour dormir, ce qui est absurde, car on ne perçoit plus dans le sommeil le bonheur d’être étendu.

« Mais songe aussi à notre vie intellectuelle. C’est la lutte, la bataille incessante. Le souci plane sur nous, les préoccupations nous harcèlent ; nous n’avons plus le temps de chercher et de poursuivre les deux ou trois bonnes choses à portée de nos mains.