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Mon oncle était un grand curé osseux, carré d’idées comme de corps. Son âme elle-même semblait dure et précise, ainsi qu’une réponse de catéchisme. Il nous parlait souvent de Dieu avec une voix tonnante. Il prononçait ce mot violemment comme s’il eût tiré un coup de pistolet. Son Dieu, d’ailleurs, n’était pas « le bon Dieu », mais « Dieu » tout court. Il devait songer à lui comme un maraudeur songe au gendarme, un prisonnier au juge d’instruction.

Il nous éleva rudement, mon frère et moi, nous apprenant à trembler plus qu’à aimer.

Quand nous eûmes l’un quatorze ans et l’autre quinze, il nous mit en pension, à prix réduit, à l’institution ecclésiastique d’Yvetot. C’était un grand bâtiment triste, peuplé de curés et d’élèves presque tous destinés au sacerdoce. Je n’y puis songer encore sans des frissons de tristesse. On sentait la prière là-dedans comme on sent le poisson au marché, un jour de marée. Oh ! Le triste collège, avec ses éternelles cérémonies religieuses, la messe froide de chaque matin, les méditations, les récitations d’évangile, les lectures pieuses au repas ! Oh ! Le vieux et triste temps passé dans ces murs cloîtrés où l’on n’entendait parler de rien que de Dieu, du Dieu à détonation de mon oncle.

Nous vivions là dans la piété étroite, ruminante et forcée, et aussi dans une saleté vraiment méritante, car, je me rappelle qu’on ne faisait laver les pieds aux enfants que trois fois l’an, la veille des vacances. Quant aux bains, on les ignorait tout aussi complètement que le nom de M. Victor Hugo. Nos maîtres devaient les tenir en grand mépris.

Je sortis de là bachelier, la même année que mon frère, et, munis de quelques sous, nous nous éveillâmes tous les deux un matin dans Paris, employés à dix-huit cents francs dans les administrations publiques, grâce à la protection de Mgr de Rouen.

Pendant quelque temps encore nous demeurâmes bien sages, mon frère et moi, habitant ensemble le petit logement que nous avions loué, pareils à des oiseaux de nuit qu’on tire de leur trou pour les jeter en plein soleil, étourdis, effarés.

Mais peu à peu l’air de Paris, les camarades, les théâtres nous eurent légèrement dégourdis. Des désirs nouveaux, étrangers aux joies célestes, commencèrent à pénétrer en nous, et ma foi, un soir, le même soir, après de longues hésitations, de grandes inquiétudes et des peurs de soldat à la première bataille, nous nous sommes laissé… comment dirai-je… laissé séduire par deux petites voisines, deux amies employées dans le même magasin, et qui habitaient le même logis.

Or, il arriva bientôt qu’un échange eut lieu entre les deux ménages, un partage. Mon frère prit l’appartement des deux fillettes et garda l’une d’elles. Je m’emparai de l’autre, qui vint chez moi. La mienne s’appelait Louise ; elle avait peut-être vingt-deux ans. C’était une bonne fille fraîche, gaie, ronde de partout, très ronde même de quelque part. Elle s’installa chez moi en petite femme qui prend possession d’un homme et de tout ce qui dépend de cet homme. Elle organisa, rangea, fit la cuisine, régla les dépenses avec économie, et me procura, en outre, beaucoup d’agréments nouveaux pour moi.

Mon frère était, de son côté, très content. Nous dînions tous les quatre, un jour chez l’un, un jour chez l’autre, sans un nuage dans l’âme ni un souci au cœur.

De temps en temps je recevais une lettre de mon oncle qui me croyait toujours logé avec mon frère, et qui me donnait des nouvelles du pays, de sa bonne, des morts récentes, de la terre, des récoltes, mêlées à beaucoup de conseils sur les dangers de la vie et les turpitudes du monde.

Ces lettres arrivaient le matin par le courrier de huit heures. Le concierge les glissait sous la porte en donnant un coup de balai dans le mur pour prévenir. Louise se levait, allait ramasser l’enveloppe de papier bleu, et s’asseyait au bord du lit pour me lire les « épîtres du curé Loisel », comme elle disait aussi.

Pendant six mois nous fûmes heureux.

Or, une nuit, vers une heure du matin, un violent coup de sonnette nous fit tressaillir en même temps, car nous ne dormions pas, mais pas du tout à ce moment-là. Louise dit : « Qu’est-ce que ça peut être ? » Je répondis : « Je n’en sais rien. On se trompe sans doute d’étage. » Et nous ne bougions plus, bien que… enfin nous demeurions serrés l’un contre l’autre, l’oreille tendue, très énervés.

Et soudain un second coup de sonnette, puis un troisième, puis un quatrième emplirent de vacarme le petit logement, nous firent nous dresser et nous asseoir en même temps, dans notre lit. On ne se trompait pas ; c’était bien à nous qu’on en voulait. Je passai vite un pantalon, je mis mes savates et courus à la porte du vestibule, craignant un malheur. Mais, avant d’ouvrir, je demandai : « Qui est là ? Que me veut-on ? »

Une voix, une grosse voix, celle de mon oncle, répondit : « C’est moi, Jean, ouvre vite, nom d’un petit bonhomme, je n’ai pas envie de coucher dans l’escalier. »

Je me sentis devenir fou. Mais que faire ? Je courus à la chambre, et, d’une voix haletante, je dis à Louise : « C’est mon oncle, cache-toi. » Puis, je revins, j’ouvris la porte du dehors ; et le curé Loisel faillit me renverser avec sa valise en tapisserie.

Il cria : « Qu’est-ce que tu faisais donc, galopin, pour ne pas m’ouvrir ? »

Je répondis en balbutiant : « Je dormais, mon oncle. »

Il reprit : « Tu dormais, bon, mais ensuite, quand tu m’as parlé, là, derrière la porte. »

Je bégayais : « J’avais laissé ma clef dans la poche de ma culotte, mon oncle. » Puis, pour éviter d’autres explications, je lui sautai au cou, l’embrassant avec violence.

Il s’adoucit, s’expliqua : « Me voici pour quatre jours, garnement. J’ai voulu jeter un coup d’œil sur cet enfer de Paris pour me donner une idée de l’autre. Et il rit d’un rire de tempête, puis reprit :

« Tu vas me loger où tu voudras. Nous retirerons un matelas de ton lit. Mais où est ton frère ? Il dort ? Va donc l’éveiller ? »

Je perdais la tête ; enfin je murmurai : « Jacques n’est pas rentré : ils ont un gros travail supplémentaire, cette nuit, au bureau. »

Mon oncle, sans défiance, se frotta les mains en demandant :