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Et j’aperçus, venant vers moi, d’un pas lent, le père et la fille. Je les saluai, comme on salue dans les villes d’eaux ses compagnons d’hôtel ; et l’homme, s’arrêtant aussitôt, me demanda :

« Ne pourriez-vous, Monsieur, nous indiquer une promenade courte, facile et jolie si c’est possible ; et excusez mon indiscrétion. »

Je m’offris à les conduire au vallon où coule la mince rivière, vallon profond, gorge étroite entre deux grandes pentes rocheuses et boisées.

Ils acceptèrent.

Et nous parlâmes, naturellement, de la vertu des eaux.

« Oh, disait-il, ma fille a une étrange maladie, dont on ignore le siège. Elle souffre d’accidents nerveux incompréhensibles. Tantôt on la croit atteinte d’une maladie de cœur, tantôt d’une maladie de foie, tantôt d’une maladie de la moelle épinière. Aujourd’hui on attribue à l’estomac, qui est la grande chaudière et le grand régulateur du corps, ce mal-Protée aux mille formes et aux mille atteintes. Voilà pourquoi nous sommes ici. Moi je crois plutôt que ce sont les nerfs. En tout cas, c’est bien triste. »

Le souvenir me vint aussitôt du tic violent de sa main, et je lui demandai :

« Mais n’est-ce pas là de l’hérédité ? N’avez-vous pas vous même les nerfs un peu malades ? »

Il répondit tranquillement :

« Moi ?... Mais non... j’ai toujours eu les nerfs très calmes… »

Puis soudain, après un silence, il reprit :

« Ah ! Vous faites allusion au spasme de ma main chaque fois que je veux prendre quelque chose ! Cela provient d’une émotion terrible que j’ai eue. Figurez-vous que cette enfant a été enterrée vivante ! »

Je ne trouvai rien à dire qu’un « Ah ! » de surprise et d’émotion.

Il reprit :

Voici l’aventure. Elle est simple. Juliette avait depuis quelque temps de graves accidents au cœur. Nous croyions à une maladie de cet organe, et nous nous attendions à tout.

On la rapporta un jour froide, inanimée, morte. Elle venait de tomber dans le jardin. Le médecin constata le décès. Je veillai près d’elle un jour et deux nuits ; je la mis moi-même dans le cercueil, que j’accompagnai jusqu’au cimetière où il fut déposé dans notre caveau de famille. C’était en pleine campagne, en Lorraine.

J’avais voulu qu’elle fût ensevelie avec ses bijoux, bracelets, colliers, bagues, tous cadeaux qu’elle tenait de moi, et avec sa première robe de bal.

Vous devez penser quel était l’état de mon cœur et l’état de mon âme en rentrant chez moi. Je n’avais qu’elle, ma femme étant morte depuis longtemps. Je rentrai seul, à moitié fou, exténué, dans ma chambre, et je tombai dans mon fauteuil, sans pensée, sans force maintenant pour faire un mouvement. Je n’étais plus qu’une machine douloureuse, vibrante, un écorché ; mon âme ressemblait à une plaie vive.

Mon vieux valet de chambre, Prosper, qui m’avait aidé à déposer Juliette dans son cercueil, et à la parer pour ce dernier sommeil, entra sans bruit et demanda :

« Monsieur veut-il prendre quelque chose ? »

Je fis « non » de la tête sans répondre.

Il reprit :

« Monsieur a tort. Il arrivera du mal à Monsieur. Monsieur veut-il alors que je le mette au lit ? »

Je prononçai :

« Non, laisse-moi. »

Et il se retira.

Combien s’écoula-t-il d’heures, je n’en sais rien. Oh ! Quelle nuit ! Quelle nuit ! Il faisait froid ; mon feu s’était éteint dans la grande cheminée ; et le vent, un vent d’hiver, un vent glacé, un grand vent de pleine gelée, heurtait les fenêtres avec un bruit sinistre et régulier.

Combien s’écoula-t-il d’heures ? J’étais là, sans dormir, affaissé, accablé, les yeux ouverts, les jambes allongées, le corps mou, mort, et l’esprit engourdi de désespoir. Tout à coup, la grande cloche de la porte d’entrée, la grande cloche du vestibule tinta.

J’eus une telle secousse que mon siège craqua sous moi. Le son grave et pesant vibrait dans le château vide comme dans un caveau. Je me retournai pour voir l’heure à mon horloge. Il était deux heures du matin. Qui pouvait venir à cette heure ?

Et brusquement la cloche sonna de nouveau deux coups. Les domestiques, sans doute, n’osaient pas se lever. Je pris une bougie et je descendis. Je faillis demander :

« Qui est là ? »

Puis j’eus honte de cette faiblesse ? Et je tirai lentement les gros verrous. Mon cœur battait ; j’avais peur. J’ouvris la porte brusquement et j’aperçus dans l’ombre une forme blanche dressée, quelque chose comme un fantôme.

Je reculai, perclus d’angoisse, balbutiant :

«  Qui... qui... qui êtes-vous ? »

Une voix répondit :

« C’est moi, père. »

C’était ma fille.

Certes, je me crus fou ; et je m’en allais à reculons devant ce spectre qui entrait ! Je m’en allais, faisant de la main, comme pour le chasser, ce geste que vous avez vu tout à l’heure ; ce geste qui ne m’a plus quitté.

L’apparition reprit :

« N’aie pas peur, papa ; je n’étais pas morte. On a voulu me voler mes bagues, et on m’a coupé un doigt ; le sang s’est mis à couler, et cela m’a ranimée. »

Et je m’aperçus, en effet, qu’elle était couverte de sang.

Je tombai sur les genoux, étouffant, sanglotant, râlant.

Puis, quand j’eus ressaisi un peu ma pensée, tellement éperdue encore que je comprenais mal le bonheur terrible qui m’arrivait, je la fis monter dans ma chambre, je la fis asseoir dans mon fauteuil ; puis je sonnai Prosper à coups précipités pour qu’il rallumât le feu, qu’il préparât à boire et allât chercher des secours.

L’homme entra, regarda ma fille, ouvrit la bouche dans un spasme d’épouvante et d’horreur, puis tomba roide mort sur le dos.

C’était lui qui avait ouvert le caveau, qui avait mutilé, puis abandonné mon enfant : car il ne pouvait effacer les traces du vol. Il n’avait même pas pris soin de remettre le cercueil dans sa case, sûr d’ailleurs de n’être pas soupçonné par moi, dont il avait toute la confiance.

Vous voyez, Monsieur, que nous sommes des gens bien malheureux.

Il se tut.

La nuit était venue, enveloppant le petit vallon solitaire et triste, et une sorte de peur mystérieuse m’étreignait à me sentir auprès de ces êtres étranges, de cette morte revenue et de ce père aux gestes effrayants.

Je ne trouvais rien à dire. Je murmurai :

« Quelle horrible chose !... »

Puis, après une minute, j’ajoutai :

« Si nous rentrions, il me semble qu’il fait frais. »

Et nous retournâmes vers l’hôtel.

14 juillet 1884

La peur

Le train filait, à toute vapeur, dans les ténèbres.

Je me trouvais seul, en face d’un vieux monsieur qui regardait par la portière. On sentait fortement le phénol dans ce wagon du P.-L.-M., venu sans doute de Marseille.

C’était par une nuit sans lune, sans air, brûlante. On ne voyait point d’étoiles, et le souffle du train lancé nous jetait quelque chose de chaud, de mou, d’accablant, d’irrespirable.