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Et je ne l’ai pas revu.

Mais je l’attends sans cesse, et je sens que ma tête s’égare dans cette attente.

Je reste pendant des heures, des nuits, des jours, des semaines, devant ma glace, pour l’attendre ! Il ne vient plus.

Il a compris que je l’avais vu. Mais moi je sens que je l’attendrai toujours, jusqu’à la mort, que je l’attendrai sans repos, devant cette glace, comme un chasseur à l’affût.

Et, dans cette glace, je commence à voir des images folles, des monstres, des cadavres hideux, toutes sortes de bêtes effroyables, d’êtres atroces, toutes les visions invraisemblables qui doivent hanter l’esprit des fous.

Voilà ma confession, mon cher docteur. Dites-moi ce que je dois faire ?

17 février 1885

Une lettre

Dans notre métier, on reçoit souvent des lettres il n’est point de chroniqueur qui n’ait communiqué au public quelque épître de ces correspondants inconnus.

Je vais imiter cet exemple.

Oh ! Il en est de toute nature, de ces lettres. Les unes nous flattent, les autres nous lapident. Tantôt nous sommes le seul grand homme, le seul intelligent, le seul génie et le seul artiste de la presse contemporaine, et tantôt nous ne sommes plus qu’un vil monsieur, un drôle innommable, digne du bagne tout au plus. Il suffit, pour mériter ces éloges ou ces injures, d’avoir ou de n’avoir pas l’opinion d’un lecteur sur la question du divorce ou de l’impôt proportionnel. Il arrive souvent que sur le même sujet nous recevons en même temps les félicitations les plus chaudes ou les blâmes les plus virulents ; de sorte qu’il est bien difficile, en fin de compte, de se former une opinion sur soi-même.

Parfois ces lettres ont vingt mots, et parfois elles ont dix pages. Il suffit alors d’en lire dix lignes pour en comprendre la valeur et la teneur et les envoyer à la corbeille, cimetière des vieux papiers.

Par moments aussi ces épîtres donnent beaucoup à réfléchir : ainsi, celle que je me fais un cas de conscience de communiquer au public.

Conscience, n’est peut-être pas le mot juste, et il est bien certain que ma correspondante (c’est une femme qui m’écrit) ne m’en suppose pas une bien sévère. Je fais même preuve, en montrant qu’on me charge de pareilles commissions, d’une absence de sens moral qu’on me reprochera peut-être.

Je me suis demandé aussi, avec une certaine inquiétude, pourquoi j’avais été choisi parmi tant d’autres ; pourquoi on m’avait jugé plus apte que tous à rendre le service sollicité, comment on avait pu croire que je ne me révolterais point ?

Puis j’ai pensé que la nature légère de mes écrits avait bien pu influer sur le jugement hésitant d’une femme, et j’ai mis cela sur le compte de la littérature.

Mais avant de transcrire ici des fragments, tous les fragments essentiels de la lettre qu’on m’a adressée, il est nécessaire de prévenir mes lecteurs que je ne me moque pas d’eux, que cette lettre je l’ai reçue, par la poste, avec un timbre sur l’enveloppe qui portait mon nom, et qu’elle était signée, oui, signée, très lisiblement.

Je ne cherche pas ici à amuser ou à abuser des esprits naïfs. Je me fais l’interprète, peu scrupuleux, je le répète, d’un désir de femme.

Voici ce document :

« Monsieur,

J’ai hésité bien longtemps avant de vous écrire : je n’osais pas me confier entièrement à vous. Pourtant je sens que vous êtes bon, généreux, mais ce que j’ai à vous dire est si étrange... Enfin je viens de repousser ma dernière crainte, et cela devait arriver ainsi. Devant l’infortune, toujours croissante, devant la misère noire, il n’y a pas de timidité qui tienne. Le malheur, comme le danger, donne du courage aux moins braves.

N’allez pas croire surtout, en parcourant cette lettre, que je suis un peu folle ou seulement exaltée. J’ai toute ma raison, je vous l’assure. Quant à mon caractère il est, non pas romanesque, mais au contraire sérieux et fort prosaïque, si je puis parler ainsi. Pour sortir de peine je ne vois qu’un seul moyen, ce moyen je le tente. N’est-ce pas très naturel et très sensé ?

Voici d’ailleurs ce dont il s’agit : malgré ma pauvreté je suis honnête et j’appartiens à une honnête famille. Je suis encore jeune (je viens d’avoir vingt-deux ans) eh bien, Monsieur, je vous l’avouerai franchement, je désirerais me marier, et cela le plus tôt possible.

Ce n’est pas que la vie de jeune fille me pèse, loin de là. Mais écoutez un peu mes raisons et vous verrez que je n’ai pas tout à fait tort de vouloir renoncer à ma liberté.

Notre famille se compose de […]

Ici, des détails fort tristes sur sa vie intime. La précision même de ces détails m’empêche de les transcrire, car s’ils tombaient sous les yeux des parents de ma correspondante ils suffiraient peut-être à la faire reconnaître d’eux. Tout ce qu’elle y dit d’ailleurs est fort lamentable et fort vraisemblable. Je continue à citer.

Si j’étais toute seule, je ne me plaindrais pas, je trouverais toujours à gagner ma vie, j’ai besoin de si peu pour moi personnellement, mais, je ne suis pas seule, je dois songer à ma famille. […]

J’ai connu l’année dernière une jeune fille, une orpheline sans aucune fortune, qui s’est fait épouser par un vieux millionnaire.

Je n’approuve pas la conduite de cette jeune fille. Elle avait dix-neuf ans, était fort jolie et puis elle était aimée d’un jeune homme charmant, un journaliste, qu’elle aimait aussi, je crois.

Celle-là je la blâme et je la plains en même temps ; elle a, sans y être forcée, sacrifié le bonheur à la richesse.

Pour moi, je n’ai pas de bonheur à sacrifier (personne ne m’a jamais aimée) aussi serais-je bien heureuse de rencontrer un homme qui veuille se charger de moi et de ma famille, cela va sans dire.

Que cet homme soit vieux et laid, peu m’importe, je ne demande qu’une chose, c’est qu’il soit riche. En échange de son argent, je lui donnerai ma jeunesse et ma fidélité, peut-être même ma reconnaissance, s’il est bon.

Monsieur, j’ai pensé que, voyant beaucoup de monde, vous deviez connaître bon nombre de célibataires. Si parmi ces derniers vous en trouvez un qui ne sache pas quel usage faire de sa fortune et qui ne soit pas ennemi trop acharné du mariage, veuillez lui parler de moi. En me prenant pour femme il fera une aussi bonne action qu’en dotant des rosières ou en fondant des hôpitaux pour les chats et les chiens.

Je vous en prie, Monsieur, rendez-moi le service que je vous demande, c’est-à-dire recommandez-moi à tous les vieux garçons de votre connaissance et dites à celui qui sera assez fou ou assez généreux pour vouloir m’épouser (hélas ! j’ai bien peur de rester vieille fille) dites-lui de s’adresser à Mlle... […] »

Le nom y est en toutes lettres. Puis elle me prie de ne pas être indiscret, afin que ses parents ignorent toujours sa démarche.

Voilà !

Aucune photographie n’était jointe à cette lettre.

Elle est écrite sur du papier ordinaire commun. L’écriture est très fine, très nette, très sûre, très droite, admirablement formée, une écriture d’institutrice et de femme résolue.