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Puis on dîna. Ce fut un bon dîner de campagne, simple et abondant, long et tranquille. Et, tout le temps du repas, je remarquai l’espèce particulière d’amicale familiarité qui m’avait frappé, d’abord, entre le baron et le paysan.

Au-dehors, les hêtres continuaient à gémir sous les poussées du vent nocturne, et nos deux chiens, enfermés dans une étable, pleuraient et hurlaient d’une façon sinistre. Le feu s’éteignit dans la grande cheminée. La servante était partie se coucher. Maître Lebrument dit à son tour :

« Si vous permettez, m’sieur le Baron, j’ vas m’ mette au lit. J’ai pas coutume d’ veiller tard, mé. »

Le baron lui tendit la main et lui dit : « Allez, mon ami », d’un ton si cordial, que je demandai, dès que l’homme eut disparu :

« Il vous est très devoué, ce fermier ?

— Mieux que cela, mon cher, c’est un drame, un vieux drame tout simple et très triste qui m’attache à lui. Voici d’ailleurs cette histoire...

Vous savez que mon père fut colonel de cavalerie. Il avait eu comme ordonnance ce garçon, aujourd’hui un vieillard, fils d’un fermier. Puis quand mon père donna sa démission, il reprit comme domestique ce soldat qui avait environ quarante ans. Moi, j’en avais trente. Nous habitions alors en notre château de Valrenne, près de Caudebec-en-Caux.

En ce temps-là, la femme de chambre de ma mère était une des plus jolies filles qu’on pût voir, blonde, éveillée, vive, mince, une vraie soubrette, l’ancienne soubrette disparue à présent. Aujourd’hui, ces créatures-là deviennent tout de suite des filles. Paris, au moyen des chemins de fer, les attire, les appelle, les prend dès qu’elles s’épanouissent, ces petites gaillardes qui restaient jadis de simples servantes. Tout homme qui passe, comme autrefois les sergents recruteurs cherchant des conscrits, les embauche et les débauche, ces fillettes, et nous n’avons plus comme bonnes que le rebut de la race femelle, tout ce qui est épais, vilain commun, difforme, trop laid pour la galanterie.

Donc cette fille était charmante, et je l’embrassais quelquefois dans les coins sombres. Rien de plus ; oh ! Rien de plus, je vous le jure. Elle était honnête, d’ailleurs ; et moi je respectais la maison de maman, ce que ne font plus guère les polissons d’aujourd’hui.

Or, il arriva que le valet de chambre de papa, l’ancien troupier le vieux fermier que vous venez de voir, devint amoureux fou de cette fille, mais amoureux comme on ne l’est pas. D’abord, on s’aperçut qu’il oubliait tout, qu’il ne pensait plus à rien.

Mon père lui répétait sans cesse :

« Voyons, Jean, qu’est-ce que tu as ? Es-tu malade ? »

Il répondait :

« Non, non, m’sieur le Baron. J’ai rien. »

Il maigrit ; puis il cassa des verres en servant à table et laissa tomber des assiettes. On le pensa atteint d’un mal nerveux et on fit venir le médecin, qui crut remarquer des symptômes d’une affection de la moelle épinière. Alors, mon père, plein de sollicitude pour son serviteur se décida à l’envoyer dans une maison de santé. L’homme, à cette nouvelle, avoua.

Il choisit un matin, pendant que son maître se rasait, et, d’une voix timide :

« M’sieur l’ Baron...

— Mon garçon.

— C’ qui m’ faudrait, voyez-vous, c’est point des drogues...

— Ah ! Quoi donc ?

— C’est l’ mariage ! »

Mon père stupéfait se retourna :

« Tu dis ? Tu dis ?... hein ?

— C’est l’ mariage.

— Le mariage ? Tu es donc, tu es donc... amoureux... animal ?

— C’est ça, m’sieur l’ Baron. »

Et mon père se mit à rire d’une façon si immodérée, que ma mère cria à travers le mur :

« Qu’est-ce que tu as donc, Gontran ? »

Il répondit :

« Viens ici, Catherine. »

Et quand elle fut entrée, il lui raconta, avec des larmes de gaieté plein les yeux, que son imbécile de valet était tout bêtement malade d’amour.

Au lieu de rire, maman fut attendrie.

« Qui est-ce que tu aimes comme ça, mon garçon ? »

Il déclara, sans hésiter :

« C’est Louise, Madame la Baronne. »

Et maman reprit avec gravité :

« Nous allons tâcher d’arranger ça pour le mieux. »

Louise fut donc appelée et interrogée par ma mère ; et elle répondit qu’elle savait très bien la flamme de Jean, que Jean s’était déclaré plusieurs fois, mais qu’elle ne voulait point de lui. Elle refusa de dire pourquoi.

Et deux mois se passèrent, pendant lesquels papa et maman ne cessèrent de presser cette fille d’épouser Jean. Comme elle jurait n’aimer personne d’autre, elle ne pouvait apporter aucune raison sérieuse à son refus. Papa, enfin, vainquit sa résistance par un gros cadeau d’argent ; et on les établit, comme fermiers, sur la terre où nous sommes aujourd’hui. Ils quittèrent le château, et je ne les vis plus pendant trois ans.

Au bout de trois ans, j’appris que Louise était morte de la poitrine. Mais mon père et ma mère moururent à leur tour, et je fus encore deux ans sans me trouver en face de Jean.

Enfin, un automne, vers la fin d’octobre, l’idée me vint d’aller chasser sur cette propriété, gardée avec soin, et que mon fermier m’affirmait être très giboyeuse.

J’arrivai donc, un soir, dans cette maison, un soir de pluie. Je fus stupéfait de trouver l’ancien soldat de mon père avec des cheveux tout blancs, bien qu’il n’eût pas plus de quarante-cinq ou six ans.

Je le fis dîner en face de moi, à cette table où nous sommes. Il pleuvait à verse. On entendait l’eau battre le toit, les murs et les vitres, ruisseler un déluge dans la cour, et mon chien hurlait dans l’étable, comme font les nôtres, ce soir.

Tout à coup, après que la servante fut partie se coucher, l’homme murmura :

« M’sieur l’ Baron...

— Quoi, maître Jean ?

— J’ai d’ quoi à vous dire.

— Dites, maître Jean.

— C’est qu’ ça… qu’ ça m’ chiffonne.

— Dites toujours.

— Vous vous rappelez ben Louise, ma femme ?

— Certainement que je me la rappelle.

— Eh ben, alle m’a chargé d’eune chose pour vous.

— Quelle chose ?

— Eune... eune.. comme qui dirait eune confession...

— Ah !... quoi donc ?

— C’est... c’est... j’aimerais ben pas vous l’ dire tout d’ même... mais i faut... i faut... eh ben... c’est pas d’ la poitrine qu’alle est morte... c’est... c’est... d’ chagrin... v’là la chose au long, pour finir.

Dès qu’alle fut ici, alle maigrit, alle changea, qu’alle n’était pu r’connaissable, au bout d’six mois, pu r’connaissable, m’sieu l’ Baron. C’était tout comme mé avant d’ l’épouser, seulement que c’était l’opposé, tout l’opposé.

J’ fis v’nir l’ médecin. Il dit qu’alle avait eune maladie d’ foie, eune… eune... apatique. Alors j’achetai des drogues, des drogues, des drogues pour pu de trois cents francs. Mais alle n’ voulait point les prendre, alle ne voulait point ; alle disait :

« Pas la peine, mon pauvre Jean. Ça n’ s’ra rien. »