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— Mais vous n'y songez pas!... Je Tai vue, votre Eléonore, c'est une véritable haridelle, sèche comme une vieille planche mal rabotée...

— Partez donc ! dépéchez-vous !

— Ridée comme une pomme de reinette, ravinée par le temps, un monstre !

— Oh!

— Mais elle a une perruque et un râtelier! elle a le* nez crochu et sur les joues trois verrues ornées de touffes de crins durs...

— Est-ce vous qui devez l'épouser, vieux débauché ? Partez donc, ou plutôt non, j'y vais moi-même ! Nous disons : M"* Eléonore Sigismond, à Pontoise, rue du Val-d'Amour, jj.*. J'y vole ! »

II

Le chargé d'affaires du sympathique bibliophile n'avait pas flatté le portrait de M"* Eléonore Sigismond, mais ce portrait était presque exact. M. Raoul Guillemard aurait pu s'en convaincre du premier coup d'œil quand il entra dans le salon de la demoiselle à Pontoise, s'il avait eu des yeux pour la regarder. Mais ses yeux et 3on âme s'étaient tournés tout de suite vers un deuxième corps de logis qu'à travers les rideaux des fenêtres il apercevait de l'autre côté d'une large cour aux pavés encadrés d'herbe. C'était là. C'était dans ce grand bâtiment, vieux d'un siècle ou deux, que le bibliotaphe Sigismond avait caché et enterré ses livres ! Vlncunahle de i4o5y le Gutenberg de i43S, VArrière-Ban des DamoiselleSj ils étaient là, tous ! Et il n'y pouvait toucher !

Cette pensée douloureuse enraya légèrement son éloquence et obscurcit le discours qu'il tint à M^ Eléonore Sigismond. Celle-ci prit d'abord le sympathique Guillemard pour un mendiant à domicile en train de tui dépeindre ses malheurs ; puis, considérant que ce monsieur en habit était bien vêtu pour un quémandeur, elle le somma de s'expliquer plus clairement.

Pauvre demoiselle Sigismond, elle ne s'attendait pas à la secousse. Elle comprit enfin, car tout à coup ses pommettes sculptées au couteau rougirent, son grand nez se colora et les crins des trois verrues semées sur son gracieux visage se hérissèrent brusquement sous le coup d'une stupeur violente. Alors, avec une sorte de gloussement étouffé, elle se leva de sa chaise en portant la main sur son corsage comme pour comprimer les banements de son cœur.

Raoul prit cela pour un commencement de tendre émotion; cessant un instant de glisser des regards en cou-' lisse du côté de la cour, il s'efforça de donner à sa voix de douces inflexions et frappa le grand coup :

I Oui, mademoiselle, je sais tout ce que cette démarche a d'îrrégulier, mais j'ai tenu moi-même à vous exposer mes sentiments... mûris par l'âge et la réflexion... la vie est un jardin que des fleurs diverses viennent émaitler â toutes les saisons; après la marguerite printaniére, le chrysanthème automnal. L'homme n'est pas fait pour voguer tout seul sur l'Océan tourmenté de l'existence, ni la femme pour se dessécher sur le rocher de l'isolement ; en un root, mademoiselle Etéonore, j'ai l'honneur de solliciter votre main I » M"* Éléonore avait pâti et elle essayait vainement de parler.

C'est une affaire entendue, dit l'impatient Raoul, qui prit ce silence pour un acquiescement et se leva; nos deux notaires s'entendront... Régime de la communauté... peut-on visiter la maison?... la bibliothèque est par là, n'est-ce pas ?

— Insolent! s'écria enfin M"" Éléonore, grossier personnage! venir se moquer d'une faible femme sans défense I

— Plait-il? flt Raoul, mais je suis sérieux, très sérieux I Vous êtes un peu mûre, fadaise ! suis-je un freluquet, moi-m6me?,.. Et mes sentiments sont solides, vous pouvez me croire; je ne suis pas un papillon qui voltige de rose en rose... et je vous le prouverai! »

L'effronté Raoul sourit gracieusement à M"' Éléonore et poursuivit :

Tenez, mademoiselle, voilà vingt ans, trente ans, que votre poétique image hante mes rêves, trente ans que je viens à Pontoise en cachette, la nuit, soupirer sous vos fenêtres...

— Vil imposteur! Je n'habite Pontoiseque depuis six mois,je n'étais jamais jusque-là sonie de Château-Thierry!

— C^est Château-Thierry que je voulais dire ! Où es-tu, ô ma jeunesse en proie à la mélancolie, rongée par une passion fatale et incomprise... car jusquMci vous n^avez pas voulu me comprendre ! Mais c^est fini, tout est arrangé, vous avez dit oui, ne parlons plus de ça, cVst TafTaire des notaires! Dites-moi, peut-on voir la bibliothèque de Sigis-mond?

— Je comprends tout ! s^écria M"« Éléonore, vous êtes encore un ami de Sigismond et vous venez pour ces affreux livres !... »

Un mot prononcé par M"*" Sigismond avait fait dresser Poreille au sympathique Guillemard. Elle avait dit : encore un ami de Sigismond, que signifiait cet encore? D^autres seraient-ils déjà venus, attirés aussi par la bibliothèque ?

« Pardon, dit-il d'une voix altérée, on est donc déjà venu?

— Oui, d^autres sont venus me tourmenter pour ces monstres de livres ; mais aucun n'a poussé l'impudeur aussi loin que vous I II y a un monsieur Bicharette et un monsieur Joliffe qui m'ont offert des sommes folles de ces livres que je n'ai pas le droit de vendre !... »

Bicharette et Joliffe ! deux malins ! Ah ! les fouines ! Raoul frémit.

« Je leur ai expliqué que mon cousin Sigismond en m'instituant sa légataire universelle m'avait formellement interdit de vendre... de me débarrasser d'aucun de ses piteux bouquins...

— Très bien ! vous avez bien fait ! Ne vendez rien à ces intrigants ! Ils sont partis, n'est-ce pas, en s'inclinant respectueusement devant la suprême volonté de ce brave Sigismond ?

— Non pas ; l'un a acheté unie maison en face et l'autre une maison à côté de celle-ci, et ils m'ont dit qu'ils camperaient là en attendant...

— Quoi? qu'attendront-ils, ces crocodiles?

— Ma... mon... mon évanouissement! clama M^^^ Eléonore, parce que le testament de Sigismond ne m'oblige à conserver ses livres que ma vie durant ; il a négligé d'instituer cette conservation en charge perpé-tuelle qui obligerait mes héritiers...

— Très bien! bravo! enfoncé Sigismond! s'écria le sympathique Raoul, Bicharette et Joliffe n'auront rien^ c'est moi qui aurai tout, je le jure ! J'attendrai, moi aussi, avec impatience^ mais j'attendrai !

— Ah! ah! vous levez le masque! eh bien, je vais vous dire ce que je vais faire, moi, à vos bouquins! Ce sont mes ennemis, car vous ne savez pas qu'il y a quarante-six ou sept ans, Sigismond devait m'épouser et que la chasse aux livres avec ses exigences de temps et d'argent lui a fait remettre notre mariage d'année en année jusqu'au jour où il eût été trop ridicule d'y songer encore ! — Ah oui ! il avait bien le temps de penser à moi ! une femme, une maison, des toilettes, des enfants, ça coûte trop cher, il lui eût fallu rogner sur les livres, il a préféré ses bouquins 1 Mais vous allez voir ce que j'en ferai de ses odieux bouquins... Je suis tenue par son testament de les garder, mais non de les soigner, cher monsieur..., non de les soigner! Je vais me venger de mes quarante-cinq années de tristesse et d^abandon. Ils vont me payer le manque de foi de Sigismond. Ah! volage, tu m^as délaissée pour eux, tu vas voir ce que j^en fais de tes reliques ! Vous verrez aussi, je ne suis pas fâchée d^étaler ma belle vengeance sous les yeux d'un ami des paperasses... Tenez, regardez! »

Elle avait entraîné Guillemard à la fenêtre et lui montrait le toit du bâtiment contenant la bibliothèque.

« Vous voyez qu^aux fenêtres du grand grenier, au-dessus de la bibliothèque, il n^y a plus un seul carreau; tous cassés, cher monsieur, et par moi ! — Regardez plus haut, sur le toit, voyez-vous ces larges trous çà et là? C'est moi qui ai fait enlever les tuiles ! La pluie pénètre tout à son aise, elle pourrit les planchers et filtre au-dessous dans les salles aux livres..., c^est charmant; il y a déjà de grandes taches vertes, des plaques de moisissure au plafond, et de longues rigoles qui dégoulinent délicatement le long des murailles..., cascades ruisselantes d'espoir.