– Non, on ne l’a pas trouvé.
– Alors, comment le savez-vous? redemanda-t-elle après un nouveau silence et d’une voix presque inintelligible.
Il se tourna vers elle et la regarda avec une fixité singulière.
– Devine? Le même sourire impuissant flottait sur ses lèvres.
Sonia sentit tout son corps se convulser.
– Mais vous me… Qu’avez-vous à me faire peur? fit-elle avec un sourire d’enfant.
– Pour le savoir, il faut que je sois «lié» avec lui, reprit Raskolnikov, dont le regard restait attaché sur elle, comme s’il n’avait pas la force de détourner les yeux. Cette Lizaveta… il n’avait pas l’intention de la tuer… Il l’a assassinée… sans préméditation… Il ne voulait tuer que la vieille… quand elle serait seule… et il alla chez elle… mais, sur ces entrefaites, Lizaveta est entrée. Il l’a tuée… elle aussi.
Un silence lugubre suivit ces paroles. Les jeunes gens se regardaient mutuellement.
– Ainsi, tu ne peux pas deviner? demanda-t-il brusquement; il avait l’impression qu’il se jetait du haut d’un clocher.
– Non, murmura Sonia d’une voix presque indistincte.
– Cherche bien.
Il avait à peine prononcé ces paroles qu’une sensation familière lui glaçait le cœur: il regardait Sonia et croyait voir Lizaveta. Il avait gardé un souvenir ineffaçable de l’expression apparue sur le visage de la pauvre femme, quand il avançait sur elle, la hache levée et qu’elle reculait vers le mur, les bras en avant comme font les petits enfants lorsqu’ils commencent à s’effrayer et, prêts à pleurer, fixent d’un regard effaré et immobile l’objet de leur épouvante. Telle était Sonia en ce moment. Son regard exprimait la même terreur impuissante. Tout à coup, elle étendit le bras gauche, repoussa légèrement Raskolnikov, en lui appuyant la main sur la poitrine et se leva brusquement, en s’écartant peu à peu de lui, sans cesser de le regarder. Sa terreur se communiqua au jeune homme qui se mit à la considérer d’un air aussi effaré, tandis que le même pauvre sourire d’enfant flottait sur ses lèvres.
– As-tu deviné? murmura-t-il.
– Mon Dieu! laissa-t-elle échapper dans un affreux gémissement. Puis elle tomba épuisée sur son lit et son visage s’enfonça dans l’oreiller. Mais, au bout d’un instant, elle se releva vivement, s’approcha, lui saisit les deux mains que ses petits doigts minces serrèrent comme des étaux et elle attacha sur lui un long regard immobile.
Par ce suprême regard, elle espérait encore saisir une expression qui lui prouverait qu’elle s’était trompée. Mais non, il ne pouvait rester aucun doute, son soupçon devenait une certitude. Plus tard même, quand il lui arrivait d’évoquer cette minute, tout lui en semblait étrange, miraculeux; d’où lui était venue cette certitude immédiate de ne s’être pas trompée? Car, enfin, elle n’aurait pu prétendre avoir pressenti cette confession! Et cependant, à peine lui eut-il fait son aveu, qu’il lui semblait l’avoir deviné d’avance.
– Assez, Sonia, assez. Ne me tourmente pas, supplia-t-il d’une voix douloureuse. Ce n’était pas ainsi qu’il comptait faire l’aveu de son crime, les événements contrariaient toutes ses prévisions.
Sonia, qui semblait hors d’elle-même, bondit de son lit et gagna le milieu de la pièce en se tordant les mains, puis elle revint vivement sur ses pas et se rassit près de lui à le toucher. Tout à coup, elle frissonna, comme si elle avait été traversée par une pensée terrible, poussa un cri et, sans savoir elle-même pourquoi, tomba à genoux devant Raskolnikov.
– Ah! qu’avez-vous fait? qu’avez-vous fait de vous-même? fit-elle désespérément et, se relevant soudain, elle se jeta à son cou et l’enlaça avec violence. Raskolnikov se dégagea et la regarda avec un triste sourire.
– Que tu es donc étrange, Sonia!… Tu m’enlaces et tu viens m’embrasser après que je t’aie avoué cela. Tu n’as pas conscience de ce que tu fais!
– Non, non, il n’y a pas maintenant d’homme plus malheureux que toi sur terre, cria-t-elle dans un élan d’exaltation, et sans entendre ses paroles. Puis, tout à coup, elle éclata en sanglots désespérés.
Un sentiment depuis longtemps oublié vint détendre l’âme du jeune homme. Il n’y résista point; deux larmes jaillirent de ses yeux et se suspendirent à ses cils.
– Ainsi tu ne m’abandonneras pas, Sonia? fit-il avec une sorte d’espoir.
– Non, non, jamais, nulle part, s’écria-t-elle. Je te suivrai partout. Oh, Seigneur!… oh malheureuse que je suis!… Et pourquoi, pourquoi ne t’ai-je pas connu plus tôt? Pourquoi n’es-tu pas venu auparavant? Oh, Seigneur!
– Tu vois bien que je suis venu.
– Maintenant! Oh! que faire maintenant?… Ensemble, ensemble, répéta-t-elle avec exaltation en l’enlaçant encore. Je te suivrai au bagne.
Ces derniers mots parurent irriter Raskolnikov; l’ancien sourire haineux et presque hautain reparut sur ses lèvres.
– Je n’ai peut-être pas encore envie d’aller au bagne, Sonia, dit-il.
Après le premier moment de pitié douloureuse et passionnée pour le malheureux, la terrible idée du meurtre revenait à la jeune fille. Le ton dont ces paroles étaient prononcées lui rappelait tout à coup qu’il était un assassin. Elle le regardait avec une sorte de saisissement. Elle ne savait encore comment ni pourquoi il était devenu criminel. Ces questions se présentaient maintenant à elle toutes à la fois, et de nouveau, elle se prit à douter; lui un assassin? Impossible!
– Que m’arrive-t-il? Où suis-je? fit-elle avec une surprise profonde comme si elle eût peine à revenir à elle. Mais comment, comment un homme comme vous a-t-il pu se décider… Mais enfin, pourquoi?
– Eh bien, pour voler, Sonia, répondit-il d’un air las et un peu agacé. Sonia semblait stupéfaite; soudain, un cri lui échappa.
– Tu avais faim! C’était pour venir en aide à ta mère? Oui?
– Non, Sonia, non, balbutia-t-il en se détournant et en baissant la tête… Je n’avais pas si faim que ça… et voulais en effet venir en aide à ma mère, mais… ce n’est pas tout à fait cela; ne me tourmente pas, Sonia…
La jeune fille frappa ses mains l’une contre l’autre.
– Non, mais se peut-il, se peut-il que tout cela soit réel? Et quelle réalité, Seigneur! Qui pourrait y ajouter foi! Et comment, comment se fait-il que vous vous dépouilliez pour les autres quand vous avez tué pour voler? Ah!… cria-t-elle soudain, cet argent que vous avez donné à Katerina Ivanovna… cet argent… Seigneur, se peut-il que cet argent…
– Non, Sonia, l’interrompit-il vivement, cet argent ne vient pas de là. Rassure-toi. C’est ma mère qui me l’avait envoyé par l’entremise d’un marchand et je l’ai reçu pendant ma maladie, le jour même où je l’ai donné… Razoumikhine en est témoin… C’est lui qui a signé le reçu pour moi… Cet argent était bien ma propriété.
Sonia écoutait, perplexe, et mettait tous ses efforts à comprendre.
– Quant à l’argent de la vieille, je ne sais du reste même pas s’il y en avait, ajouta-t-il tout bas et d’un air hésitant; j’ai détaché de son cou une bourse en peau de chamois… pleine et qui paraissait bien garnie… mais je n’en ai même pas vérifié le contenu. Je n’en ai pas eu le temps sans doute… Quant aux objets: boutons de manchettes, chaînes, etc., je les ai tous cachés, ainsi que la bourse, sous une pierre, dans une cour qui donne sur la perspective V… Tout y est encore…