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– Cette vermine, c’était une créature humaine…

– Hé, je sais bien que ce n’était pas une vermine, répondit-il en la regardant d’un air bizarre. Du reste, ce que je dis n’a pas le sens commun, ajouta-t-il. Tu as raison. Ce sont des motifs tout différents, qui m’ont fait agir… Il y a longtemps que je n’avais adressé la parole à personne, Sonia… et voilà que j’éprouve maintenant un violent mal de tête…

Ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux. Il recommençait presque à délirer et un sourire inquiet errait sur ses lèvres. Sous son animation factice perçait un épuisement terrible. Sonia comprit à quel point il souffrait. Elle aussi sentait le vertige s’emparer d’elle. Et quelle façon bizarre il avait de parler! Ses paroles semblaient claires et cependant… cependant tout cela était-il possible? Oh, Seigneur! Elle se tordait les mains de désespoir…

– Non, Sonia, ce n’est pas cela, reprit-il, en relevant la tête tout à coup comme si ses idées avaient pris une tournure nouvelle qui le frappait et le ranimait. Non, ce n’est pas cela; suppose plutôt (oui, c’est plutôt cela), suppose que je sois orgueilleux, envieux, méchant, bas et rancunier et… ajoute encore: porté à la folie (autant dire tout à la fois puisque j’ai commencé). Je t’ai dit tout à l’heure que j’avais dû quitter l’Université. Eh bien, veux-tu que je te dise? Peut-être aurais-je pu y rester. Ma mère m’aurait envoyé de quoi payer mes inscriptions et j’aurais pu gagner de quoi m’habiller et me nourrir. Oui, j’y serais sûrement arrivé. J’avais des leçons, on m’en proposait à cinquante kopecks. Razoumikhine travaille bien, lui! J’étais exaspéré et je n’ai pas voulu. Oui, exaspéré est bien le mot. Alors, je me suis terré dans mon trou comme l’araignée dans son coin. Tu connais mon taudis, tu y es venue… Sais-tu, Sonia, que l’âme et l’esprit étouffent dans les pièces étroites et basses? Oh! comme je détestais ce taudis! Et cependant je n’en voulais pas sortir, exprès! J’y passais des jours entiers sans bouger, sans vouloir travailler. Je ne me souciais même pas de manger, je restais toujours étendu. Quand Nastassia m’apportait quelque chose, je mangeais.! Sinon, je me passais de dîner. C’est exprès que je ne demandais rien. Le soir, je n’avais pas de lumière et je préférais demeurer dans l’obscurité que gagner de quoi m’acheter une bougie.

«Au lieu de travailler, j’ai vendu mes livres; il y a encore un doigt de poussière sur mes cahiers, sur mes notes et sur ma table. Je préférais songer, étendu sur mon divan. Toujours songer! Inutile de dire quelles étaient mes rêveries… bizarres et variées… C’est alors que j’ai commencé à imaginer… Non, ce n’est pas cela. Je ne présente toujours pas les choses comme elles ont été! Vois-tu, en ce temps-là, je me demandais toujours: «Puisque tu vois la bêtise des autres, pourquoi ne cherches-tu pas à te montrer plus intelligent qu’eux?» Plus tard, j’ai compris, Sonia, qu’à vouloir attendre que tout le monde devienne intelligent, on risque de perdre beaucoup de temps… Ensuite, j’ai pu me convaincre que ce moment n’arriverait jamais, que les hommes ne pouvaient changer, qu’il n’était au pouvoir de personne de les modifier. L’essayer n’eût été qu’une perte de temps inutile. Oui, tout cela est vrai… C’est la loi humaine… La loi, Sonia, voilà!… Et maintenant, je sais, Sonia, que celui qui est doué d’une volonté, d’un esprit puissants, n’a pas de peine à devenir leur maître. Qui ose beaucoup a raison devant eux. Qui les brave et les méprise gagne leur respect. Il devient leur législateur. C’est ce qui s’est toujours vu et se verra toujours. Il faudrait être aveugle pour ne pas s’en apercevoir.»

Raskolnikov, quoiqu’il regardât Sonia en prononçant ces paroles, ne s’inquiétait plus de savoir si elle arrivait à le comprendre. La fièvre l’avait repris et il était en proie à une sombre exaltation (il y avait en effet trop longtemps qu’il n’avait parlé à un être humain). Sonia comprit que ce tragique catéchisme constituait sa foi et sa loi.

– J’ai pu me convaincre alors, Sonia, continua-t-il avec feu, que le pouvoir n’est donné qu’à celui qui ose se baisser pour le prendre. Tout est là, il suffit d’oser. J’ai eu alors une idée qui n’était venue à personne jusque-là. À personne! Je me suis représenté clair comme le jour qu’il était étrange que nul, jusqu’à présent, voyant l’absurdité des choses, n’eût osé secouer l’édifice dans ses fondements et tout détruire, envoyer tout au diable… Alors moi, moi, j’ai voulu oser et j’ai tué… Je ne voulais que faire acte d’audace, Sonia; je ne voulais que cela: tel fut le mobile de mon acte!

– Oh! taisez-vous, taisez-vous! cria Sonia hors d’elle-même. Vous vous êtes éloigné de Dieu et Dieu vous a frappé, il vous a livré au diable…

– Ainsi, Sonia, quand toutes ces idées venaient me visiter dans l’obscurité de ma chambre, c’est le diable qui me tentait, hein?

– Taisez-vous. Ne riez pas, impie. Oh! Seigneur, il ne comprend rien, rien…

– Tais-toi, Sonia! Je ne songe pas à rire; je sais bien que c’est le diable qui m’a entraîné. Tais-toi, répéta-t-il avec une sombre obstination. Je sais tout. Tout ce que tu pourrais me dire, j’y ai songé et je me le suis répété mille fois quand j’étais couché dans les ténèbres… Que de luttes intérieures j’ai livrées! Si tu savais comme ces vaines discussions m’ont dégoûté. Je voulais tout oublier et recommencer ma vie, et surtout, Sonia, mettre fin à ces soliloques… Crois-tu que je sois allé à cela comme un écervelé? Non, je n’ai agi qu’après mûres réflexions et c’est ce qui m’a perdu. Crois-tu que je ne savais pas que le fait même de m’interroger sur mon droit à la puissance prouvait qu’il n’existait pas, puisque je le mettais en question ou que, par exemple, si je me demande: l’homme est-il une vermine? c’est qu’il n’en est pas une pour moi. Il ne l’est que pour celui à l’esprit duquel ne viennent pas de telles questions, celui qui suit son chemin tout droit sans s’interroger… Le fait seul de me demander: Napoléon aurait-il tué la vieille? suffirait à prouver que je n’étais pas un Napoléon… J’ai enduré jusqu’au bout la souffrance causée par ces radotages et puis j’ai eu envie de la secouer. J’ai voulu tuer, Sonia, sans casuistique, tuer pour moi-même, pour moi seul. Je me suis refusé à me tromper moi-même en cette affaire. Ce n’est pas pour venir au secours de ma mère que j’ai tué, ni pour consacrer au bonheur de l’humanité la puissance et l’argent que j’aurais conquis; non, non, j’ai simplement tué pour moi, pour moi seul et, dans ce moment-là, je m’inquiétais fort peu de savoir si je serais le bienfaiteur de l’humanité ou un vampire social, une sorte d’araignée qui attire les êtres vivants dans sa toile… Tout m’était égal… et surtout ce ne fut pas la pensée de l’argent qui m’a poussé à tuer… Non, ce n’est pas tant d’argent que j’avais besoin, mais d’autre chose… Je sais tout maintenant… Comprends-moi… Peut-être que, si c’était à refaire, je ne recommencerais pas… Une autre question me préoccupait, me poussait à agir. Il me fallait savoir, et au plus tôt, si j’étais une vermine comme les autres ou un homme? Si je pouvais franchir l’obstacle, si j’osais me baisser pour saisir cette puissance. Étais-je une créature tremblante ou avais-je le droit…?»

– De tuer? Le droit de tuer? s’écria Sonia abasourdie.

– E-eh! Sonia, fit-il avec irritation. Une objection lui vint aux lèvres. Ne m’interromps pas. Je ne voulais te dire qu’une chose: c’est le diable qui m’a poussé à cela, et ensuite il m’a fait comprendre que je n’avais pas le droit d’y aller, car je suis une vermine comme les autres. Le diable s’est moqué de moi et me voici venu chez toi. Si je n’étais une vermine, t’aurais-je fait cette visite? Écoute, quand je me suis rendu chez la vieille je ne pensais tenter qu’une expérience… Sache-le.