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La jeune fille poussa un cri.

– Ou tout au moins elle en a l’air. Du reste… Mais nous ne savons que faire… Voici la chose. Elle est revenue; je crois qu’elle a été chassée et battue, selon toute apparence… Elle est allée chez le chef de Semion Zakharovitch et ne l’a pas trouvé; il dînait chez un autre général… Alors, elle, figurez-vous, s’est précipitée au domicile de ce général et a insisté pour voir le chef de son mari; il était encore à table. Vous pouvez imaginer ce qui est arrivé. On l’a naturellement mise à la porte; mais elle raconte qu’elle l’a injurié et lui a jeté un objet à la tête. Cela se peut bien; ce que je ne comprends pas, c’est qu’elle n’ait pas été arrêtée… Maintenant, elle est en train de raconter la scène à tout le monde, même à Amalia Ivanovna, mais on ne comprend rien à ce qu’elle dit tant elle hurle et se débat… Ah! oui, elle crie que puisque tout le monde l’a abandonnée, elle prendra les enfants et s’en ira dans la rue jouer de l’orgue de Barbarie et demander l’aumône pendant que les enfants iront chanter et danser, et elle ira tous les jours se placer sous les fenêtres du général, afin, dit-elle, qu’il voie les enfants d’une famille de la noblesse, ceux d’un fonctionnaire, mendier dans la rue. Elle les bat tous, ils pleurent… Elle apprend à Lena l’air de la Petite Ferme , au petit garçon elle enseigne la danse et à Pauline Mikhaïlovna aussi. Elle déchire toutes les robes et leur fabrique de petits chapeaux comme en portent les saltimbanques et elle se prépare à emporter, à défaut d’instrument de musique, une cuvette pour taper dessus… Elle ne veut rien entendre. Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c’est…

Lebeziatnikov aurait pu continuer longtemps sur le même ton si Sonia, qui écoutait jusqu’ici haletante n’avait brusquement pris son chapeau, sa mantille et quitté la pièce en courant. Raskolnikov, suivi de Lebeziatnikov, sortit derrière elle.

– Elle est positivement folle, dit Andreï Semionovitch à son compagnon, quand ils furent dans la rue. Ce n’est que pour ne pas effrayer Sofia Semionovna que j’ai eu l’air d’en douter. En réalité, la chose est certaine. On prétend que chez les phtisiques il se forme des tubercules dans le cerveau. Je regrette de ne pas savoir la médecine. J’ai d’ailleurs essayé de lui expliquer la chose, mais elle ne m’écoute pas.

– Vous lui avez parlé de tubercules?

– C’est-à-dire, pas précisément de tubercules. Elle n’y aurait d’ailleurs rien compris. Non, mais je veux dire que, si on arrive à convaincre quelqu’un, à l’aide de la logique, qu’il n’a pas lieu de pleurer, eh bien, il ne pleurera plus… C’est clair. Et vous, vous pensez le contraire?

– La vie serait trop facile, alors, répondit Raskolnikov.

– Permettez, permettez. Certes, Katerina Ivanovna aurait eu peine à comprendre ce que je vais vous dire. Mais savez-vous qu’on s’est livré à Paris à de sérieuses expériences sur les moyens de guérir les fous par la seule action de la logique? Un des professeurs de là-bas, un grand savant qui vient de mourir, a prétendu la chose possible. Son idée primordiale était que la folie ne comporte pas un détraquement sérieux des organes, qu’elle n’est pour ainsi dire qu’une erreur de logique, une faute de jugement, un point de vue erroné sur les choses. Il a essayé de contredire progressivement ses malades, de réfuter leurs opinions, et figurez-vous qu’il est arrivé à de bons résultats. Mais, comme il employait, en même temps, les douches, on peut dire que la valeur de sa méthode n’est pas entièrement établie… C’est du moins ce qu’il me semble…

Mais Raskolnikov n’écoutait plus… Arrivé devant sa demeure, il salua Lebeziatnikov d’un signe de tête et franchit la porte cochère. Quant à Andreï Semionovitch, il reprit aussitôt ses esprits, jeta un coup d’œil autour de lui et poursuivit son chemin.

Raskolnikov entra dans la mansarde, s’arrêta au milieu de la pièce et se demanda: «Pourquoi suis-je venu ici?» Il considérait la tapisserie jaunâtre qui s’en allait en lambeaux, cette poussière… son divan… De la cour arrivait un bruit sec, incessant; un bruit de marteau, de clous qu’on enfonce… Il s’approcha de la fenêtre, se dressa sur la pointe des pieds et regarda longuement avec une attention extraordinaire. Mais la cour était vide, il n’aperçut personne. Dans l’aile gauche, quelques fenêtres étaient ouvertes. Des pots de maigres géraniums garnissaient certaines embrasures. Au-dehors, du linge séchait, étendu sur des cordes… Tout ce tableau, il le connaissait par cœur. Il se détourna et s’assit sur son divan. Il ne s’était jamais senti si isolé.

Et il éprouva de nouveau un sentiment de haine pour Sonia; oui, il la haïssait maintenant qu’il avait ajouté à son infortune. «Pourquoi était-il allé quêter ses larmes? Quel besoin avait-il d’empoisonner sa vie? Ô lâcheté!»

– Je resterai seul, fit-il tout à coup avec décision, et elle ne viendra pas me voir en prison.

Au bout de cinq minutes, il releva la tête et sourit d’un étrange sourire. La pensée qu’il venait d’avoir était bizarre en effet. «Peut-être est-il vrai que je serais mieux au bagne?» avait-il songé.

Il ne put jamais se rappeler combien avait pu durer cette rêverie peuplée d’idées vagues. Soudain, la porte s’ouvrit et Avdotia Romanovna entra. Elle s’arrêta d’abord sur le seuil et commença par le regarder comme il avait fait pour Sonia, tout à l’heure, puis elle traversa la pièce et vint s’asseoir sur une chaise en face de lui, à la même place que la veille. Il la considéra en silence et d’un air distrait.

– Ne te fâche pas, mon frère. Je ne suis venue que pour un instant, dit Dounia. L’expression de son visage était pensive mais non sévère, et son regard semblait clair et doux. Il vit que «celle-là» aussi était venue avec amour. – Écoute, Rodia, maintenant je sais tout, tout. Dmitri Prokofitch m’a tout raconté, m’a tout expliqué. On te tourmente, on te persécute d’un soupçon ridicule et bas… Dmitri Prokofitch m’a dit que la situation ne présente aucun danger, et que tu as tort de t’affecter ainsi. Je ne suis pas de son avis; je comprends parfaitement ton indignation et ne serais pas surprise de la voir laisser en toi des traces ineffaçables. C’est ce que je redoute. Je ne puis te reprocher de nous avoir abandonnées et je ne veux même plus juger ta conduite. Pardonne-moi de l’avoir fait. Je sais que moi-même, si j’avais eu un si grand malheur, je me serais également éloignée de tous. À notre mère je ne raconterai rien de tout cela, mais je lui parlerai continuellement de toi et je lui dirai de ta part que tu viendras bientôt la voir. Ne te tourmente pas pour elle; je la rassurerai; mais toi, de ton côté, aie pitié d’elle, souviens-toi qu’elle est une mère. Maintenant, je suis venue seulement pour te dire (Dounia se leva) que si, par hasard, tu avais besoin de moi… ou de toute ma vie… appelle-moi, je viendrai… Adieu!

En disant ces mots, elle se détourna vivement et se dirigea vers la porte.

– Dounia! appela Raskolnikov, en se levant lui aussi et en s’approchant d’elle. Tu sais, Razoumikhine, Dmitri Prokofitch, est un excellent homme.

Dounia rougit légèrement.

– Et alors? fit-elle après une minute d’attente.

– C’est un homme actif, laborieux, honnête et capable d’un solide attachement… Adieu, Dounia.