Les deux enfants avaient encore leurs costumes de saltimbanques: l’un son turban, l’autre son bonnet garni d’une plume d’autruche.
Par quel hasard le diplôme d’honneur se trouva-t-il tout à coup sur le lit, à côté de Katerina Ivanovna? Il était là, près de l’oreiller, Raskolnikov le vit.
Le jeune homme se dirigea vers la fenêtre. Lebeziatnikov courut le rejoindre.
– Elle est morte, fit ce dernier.
– Rodion Romanovitch, j’ai deux mots importants à vous dire, fit Svidrigaïlov en s’approchant d’eux. Lebeziatnikov céda aussitôt sa place et s’écarta discrètement. Svidrigaïlov, cependant, entraînait dans un coin plus éloigné encore Raskolnikov qui semblait fort intrigué.
– Toute cette histoire, c’est-à-dire l’enterrement et le reste, je m’en charge. Vous savez que j’ai de l’argent dont je n’ai pas besoin; les mioches et Poletchka, je les ferai entrer dans un bon orphelinat et je placerai une somme de quinze cents roubles sur la tête de chacun, jusqu’à leur majorité, pour que Sofia Semionovna puisse vivre tranquille. Quant à elle, je la tirerai du bourbier, car c’est une brave fille, n’est-ce pas? Voilà, vous pourrez dire à Avdotia Romanovna l’emploi que j’ai fait de son argent.
– Dans quel but êtes-vous si généreux? demanda Raskolnikov.
– Eh! sceptique que vous êtes! répondit Svidrigaïlov en riant. Je vous ai pourtant dit que je n’avais pas besoin de cet argent. Vous n’admettez pas que je puisse agir par simple humanité. Car enfin elle n’était pas une vermine (il montrait du doigt le coin où reposait la morte) comme certaine vieille usurière. Ou peut-être est-il préférable que «Loujine vive pour commettre des infamies et qu’elle, elle soit morte»? Sans mon aide, Poletchka, par exemple, prendrait le même chemin que sa sœur…
Son ton malicieux semblait plein de sous-entendus et, tout en parlant, il ne quittait pas des yeux Raskolnikov. Ce dernier pâlit et frissonna en entendant répéter les paroles mêmes qu’il avait dites à Sonia. Il se recula vivement et regarda Svidrigaïlov d’un air étrange.
– Comment savez-vous cela? balbutia-t-il.
– Mais j’habite ici, de l’autre côté de la cloison, chez Mme Resslich. Ici, c’est le logement de Kapernaoumov et là celui de Mme Resslich, ma vieille et excellente amie. Je suis le voisin de Sofia Semionovna.
– Vous?
– Moi, continua Svidrigaïlov en riant à se tordre. Je puis vous donner ma parole d’honneur, mon très cher Rodion Romanovitch, que vous m’avez prodigieusement intéressé. Je vous l’avais bien dit que nous allions nous lier, je vous l’avais prédit; eh bien, voilà qui est fait. Vous verrez quel homme accommodant je suis. Vous verrez qu’on peut encore vivre avec moi!…
SIXIÈME PARTIE
I.
Une vie étrange commença pour Raskolnikov: c’était comme si une sorte de brouillard l’avait enveloppé et plongé dans un isolement fatal et douloureux. Quand il lui arrivait, par la suite, d’évoquer cette période de sa vie, il comprenait que sa raison avait dû vaciller bien des fois et que cet état, à peine coupé de certains intervalles de lucidité, s’était prolongé jusqu’à la catastrophe définitive. Il était positivement convaincu qu’il avait commis bien des erreurs, ne serait-ce qu’en ce qui concerne la date et la succession chronologique des événements, par exemple; du moins, lorsqu’il voulut, plus tard, rappeler et ordonner ses souvenirs, puis essayer de s’expliquer ce qui s’était passé, ce fut grâce à des témoignages étrangers qu’il apprit bien des choses sur lui-même. Ainsi, par exemple, il confondait les faits, il considérait tel incident comme la conséquence d’un autre qui n’existait que dans son imagination. Il était parfois dominé par une angoisse maladive qui dégénérait même en terreur panique. Mais il se souvenait avoir eu également des minutes, des heures et peut-être des jours où il restait, par contre, plongé dans une apathie qu’on ne saurait comparer qu’à l’état d’indifférence de certains moribonds. En général, pendant ces derniers temps, il semblait plutôt chercher à fermer les yeux sur sa situation, que vouloir s’en rendre compte exactement. Aussi certains faits essentiels qu’il se voyait obligé d’élucider au plus vite lui pesaient-ils particulièrement.
En revanche, avec quel bonheur il négligeait certains soucis et des questions dont l’oubli pouvait, dans sa situation, lui être fatal.
C’était surtout Svidrigaïlov qui l’inquiétait. On pourrait même dire que sa pensée s’était fixée, immobilisée sur lui. Depuis les paroles menaçantes et trop claires prononcées par cet homme, dans la chambre de Sonia, au moment de la mort de Katerina Ivanovna, les idées de Raskolnikov avaient pris une direction toute nouvelle. Pourtant, quoique ce fait imprévu l’inquiétât extrêmement, il ne se pressait pas de tirer la chose au clair. Parfois, quand il se trouvait dans quelque quartier solitaire et lointain, à table seul dans un méchant cabaret, sans pouvoir se rappeler comment il y était arrivé, le souvenir de Svidrigaïlov lui revenait tout à coup, il se disait avec une lucidité fébrile qu’il aurait dû avoir au plus tôt une explication décisive avec lui. Un jour même qu’il était allé se promener au-delà de la barrière, il se figura avoir donné rendez-vous à Svidrigaïlov. Une autre fois il se réveilla à l’aube, par terre, au milieu d’un fourré, sans comprendre comment il se trouvait là. Du reste, pendant les deux ou trois jours qui avaient suivi la mort de Katerina Ivanovna, Raskolnikov s’était rencontré plusieurs fois avec Svidrigaïlov, et presque toujours dans la chambre de Sonia, qu’il venait voir souvent, sans but et pour un instant. Ils se bornaient à échanger quelques mots brefs sans aborder le point capital, comme s’ils se fussent entendus, par un accord tacite, pour écarter momentanément ce sujet. Le corps de Katerina Ivanovna reposait encore dans la pièce. Svidrigaïlov s’occupait des funérailles et semblait fort affairé. Sonia était, de son côté, très occupée.
La dernière fois, Svidrigaïlov apprit à Raskolnikov qu’il avait réglé, et fort heureusement, la situation des enfants de la morte; il était arrivé grâce à certains personnages de sa connaissance à faire admettre les orphelins dans des asiles très convenables, et l’argent qu’il avait placé sur leur tête n’avait pas été d’un mince secours, car on recevait plus volontiers les orphelins nantis d’un certain capital que ceux qui étaient sans ressources. Il ajouta quelques mots au sujet de Sonia, promit de passer bientôt chez Raskolnikov et rappela qu’il désirait lui demander conseil au sujet de certaines affaires… Cette conversation eut lieu dans le vestibule, au pied de l’escalier; Svidrigaïlov regardait fixement Raskolnikov, puis, tout à coup, il lui demanda en baissant la voix:
– Mais qu’avez-vous, Rodion Romanovitch? On dirait que vous n’êtes pas dans votre assiette. Non. Vraiment, vous écoutez et vous regardez comme un homme qui ne comprend pas. Remontez-vous. Tenez, nous devrions causer, je suis malheureusement fort occupé, tant par mes propres affaires que par celles des autres… Eh, Rodion Romanovitch, ajouta-t-il brusquement, à tous les hommes il faut de l’air, de l’air, de l’air avant tout.
Il se rangea vivement pour laisser monter un prêtre et un sacristain qui venaient réciter les prières des morts. Svidrigaïlov avait tout arrangé pour que cette cérémonie se répétât régulièrement deux fois par jour. Il s’éloigna. Raskolnikov resta un moment à réfléchir, puis il suivit le prêtre chez Sonia.