Raskolnikov baissa tristement la tête et resta songeur. À la fin, il sourit de nouveau, mais, cette fois, d’un sourire doux et mélancolique.
– Eh! je n’y tiens pas, fit-il comme s’il renonçait à causer désormais avec Porphyre Petrovitch. Inutile! Je n’ai pas besoin de votre diminution de peine.
– Allons, voilà ce que je craignais, s’écria Porphyre avec chaleur et comme malgré lui. Je me doutais, hélas, que vous alliez dédaigner notre indulgence.
Raskolnikov le regarda d’un air grave et triste.
– Non! Ne faites pas fi de la vie, continua Porphyre. Elle est encore longue devant vous. Comment, vous ne voulez pas d’une diminution de peine? Vous êtes un homme bien difficile!
– Que puis-je attendre maintenant?
– La vie! Pourquoi voulez-vous faire le prophète, et que pouvez-vous prévoir? Cherchez et vous trouverez. Dieu vous attendait peut-être à ce tournant… Vous ne serez d’ailleurs pas condamné à perpétuité…
– J’obtiendrai des circonstances atténuantes… fit Raskolnikov avec un rire.
– C’est peut-être, à votre insu, une honte bourgeoise qui vous empêche de vous avouer coupable, mais vous devriez être au-dessus de cela.
– E-eh! je m’en fiche! murmura le jeune homme d’un air méprisant. Puis il fit encore mine de se lever, mais il se rassit, sous le poids d’un désespoir qu’il ne pouvait cacher.
– Voilà, c’est bien cela! Vous êtes méfiant et vous pensez que je veux vous flatter grossièrement. Mais, dites-moi, avez-vous déjà eu le temps de vivre, et connaissez-vous l’existence? Il vous invente une théorie, puis se sent tout honteux de voir qu’elle n’a abouti à rien et donne des résultats dénués de toute originalité. La chose est vile, je le reconnais, mais vous n’êtes cependant pas un criminel perdu sans retour. Oh! non, bien loin de là! Vous me demanderez ce que je pense de vous? Eh bien, je vous considère comme un de ces hommes qui se laisseraient arracher les entrailles en souriant à leurs bourreaux s’ils pouvaient trouver une foi ou un Dieu. Eh bien, trouvez-les et vous vivrez! Tout d’abord, il y a longtemps que vous avez besoin de changer d’air. Et puis, quoi, la souffrance n’est pas une mauvaise chose. Souffrez donc! Mikolka a peut-être raison de vouloir souffrir. Je sais que vous êtes sceptique, mais abandonnez-vous sans raisonner au courant de la vie et ne vous inquiétez de rien; il vous portera au rivage et vous remettra sur pied! Quel sera ce rivage? Comment puis-je le savoir? J’ai seulement la conviction qu’il vous reste beaucoup d’années à vivre. Je sais que vous vous dites à présent que je ne fais que jouer mon rôle de juge d’instruction et mes paroles vous paraissent un long et ennuyeux sermon, mais peut-être vous les rappellerez-vous un jour; c’est cet espoir qui me pousse à vous tenir ce langage. Il est encore heureux que vous n’ayez tué que cette vieille, mais, avec une autre théorie, vous auriez pu commettre une action cent millions de fois pire. Remerciez donc Dieu de ne pas l’avoir permis, car il a peut-être – qui le sait? – des desseins sur vous. Et vous, ayez du courage, ne reculez pas, par pusillanimité, devant la grande action qu’il vous reste à accomplir. Il serait honteux pour vous d’être lâche. Si vous avez commis l’acte, eh bien, soyez fort et faites ce qu’exige la justice. Je sais que vous ne me croyez pas, mais je vous donne ma parole que vous reprendrez goût à la vie. En ce moment, il ne vous faut que de l’air, de l’air, de l’air… Raskolnikov tressaillit à ces paroles.
– Mais vous, qui êtes-vous? s’écria-t-il. Pourquoi faites-vous le prophète? Quels sont ces sommets paisibles d’où vous vous permettez de laisser tomber sur moi ces maximes pleines d’une prétendue sagesse?
– Qui je suis? Un homme fini et rien de plus. Un homme sensible et capable de pitié peut-être, et peut-être aussi quelque peu instruit de la vie, mais complètement fini. Vous, vous, c’est autre chose! Dieu vous a destiné à une vie véritable (mais qui sait? peut-être n’est-ce qu’un feu de paille chez vous et s’éteindra-t-il bientôt?). Alors, pourquoi redouter le changement qui va survenir dans votre existence? Ce n’est tout de même pas le bien-être qu’un cœur comme le vôtre pourrait regretter? Et qu’importe cette solitude où vous serez pour longtemps confiné. Ce n’est pas du temps qu’il s’agit, mais de vous-même. Devenez un soleil et tout le monde vous apercevra. Le soleil n’a qu’à exister, à être lui-même. De quoi souriez-vous encore? De me trouver si poétique? Je jurerais que vous pensez que je ruse et que je veux m’insinuer dans votre confiance. Peut-être même avez-vous raison, hé! hé! Je ne vous demande pas de me croire sur parole, Rodion Romanovitch; vous feriez peut-être bien de ne jamais me croire entièrement. C’est mon habitude de n’être jamais tout à fait sincère, j’en conviens. Pourtant, voici ce que je veux ajouter: les événements vous montreront si je suis un homme vil ou si je suis un homme loyal.
– Quand pensez-vous me faire arrêter?
– Eh bien, je puis vous laisser encore un jour ou deux de liberté. Réfléchissez, mon ami, et priez Dieu; c’est dans votre intérêt, je vous jure que c’est votre intérêt…
– Et si je m’enfuyais? demanda Raskolnikov avec un sourire étrange.
– Non, vous ne fuirez pas. Un moujik fuirait, un révolutionnaire à la mode du jour aussi, car, celui-là, on peut lui inculquer la foi qu’on veut à jamais. Mais vous, vous avez cessé de croire à votre théorie. Pourquoi fuiriez-vous donc? Que gagneriez-vous à fuir? Et quelle existence horrible et douloureuse que celle d’un fugitif, car, pour vivre, on a besoin d’une situation stable, déterminée, d’un certain air respirable. Cet air, le trouverez-vous dans la fuite? Fuyez et vous reviendrez. Vous ne pouvez pas vous passer de nous. Si je vous mets en prison, mettons pour un mois ou deux, ou même trois, un beau jour, souvenez-vous de mes paroles: vous viendrez tout à coup et vous avouerez. Vous y serez amené presque à votre insu. Je suis même sûr que vous vous déciderez à vous soumettre à l’expiation. Vous ne me croyez pas maintenant, mais vous y viendrez, car la souffrance est une grande chose, Rodion Romanovitch. Ne vous étonnez pas de m’entendre parler ainsi, moi, un homme engraissé dans le bien-être. Qu’importe, je dis vrai, et ne vous moquez pas. C’est une idée profonde que j’énonce là. Mikolka a raison. Non, vous ne fuirez pas, Rodion Romanovitch!
Raskolnikov se leva et prit sa casquette. Porphyre Petrovitch en fit autant.
– Vous allez faire un tour? La soirée promet d’être belle, pourvu qu’il n’y ait pas d’orage… Du reste, cela vaudrait peut-être mieux, l’air en serait rafraîchi…
– Porphyre Petrovitch, fit Raskolnikov d’un ton sec et pressant, n’allez pas vous mettre dans la tête que je vous ai fait des aveux aujourd’hui. Vous êtes un homme bizarre et je ne vous ai écouté que par simple curiosité, mais je n’ai rien avoué… Souvenez-vous-en.
– Allons, bon, on connaît ça, je ne l’oublierai pas. Voyez comme il tremble! Ne vous inquiétez pas, mon cher; il en sera fait selon votre désir. Promenez-vous un peu, mais sans dépasser les limites. J’ai, à tout hasard, encore une petite prière à vous adresser, ajouta-t-il en baissant la voix. Elle est un peu délicate, mais importante: au cas assez improbable (car je n’y crois pas) où la fantaisie vous prendrait en ces quarante-huit à cinquante heures d’en finir autrement, je veux dire d’une façon extraordinaire, bref d’attenter à votre vie (pardonnez-moi cette supposition absurde), eh bien, ayez la bonté de laisser un billet bref, mais explicite. Deux lignes, rien que deux lignes, pour indiquer l’endroit où se trouve la pierre; ce sera plus noble… Allons, au revoir… Puisse Dieu vous envoyer de bonnes pensées!