– Mais qu’est-ce qui vous presse tant? demanda Svidrigaïlov, en le regardant curieusement.
– Chacun a ses affaires, répliqua Raskolnikov, d’un air sombre et impatient.
– Vous venez de m’inviter vous-même à la franchise, et, à la première question que je vous pose, vous refusez de répondre, observa Svidrigaïlov avec un sourire. Vous me soupçonnez toujours de vagues intentions et vous me regardez avec méfiance. La chose se comprend, étant donné votre situation, mais, quel que soit mon désir de me lier avec vous, je ne prendrai pas la peine d’essayer de vous tromper. Ma parole, le jeu n’en vaut pas la chandelle; je n’ai d’ailleurs rien de particulier à vous dire.
– S’il en est ainsi, pourquoi vouliez-vous donc me voir, car vous êtes toujours à tourner autour de moi?
– Mais c’est que vous me paraissez un homme curieux à observer. Vous me plaisez par ce que votre situation présente de fantastique. En outre, vous êtes le frère d’une personne qui m’a beaucoup intéressé! Enfin, autrefois, cette même personne m’a si souvent parlé de vous que j’en ai conclu que vous exerciez une grande influence sur elle. N’est-ce point suffisant? Hé! hé!
J’avoue toutefois que votre question me paraît si complexe qu’il m’est difficile d’y répondre. Tenez, par exemple, maintenant, ce n’est pas seulement pour affaires que vous êtes venu me trouver, mais dans l’espoir que je pourrais vous dire quelque chose de nouveau, n’est-ce pas? Avouez que c’est cela? insistait Svidrigaïlov avec son sourire malin. Eh bien, figurez-vous que moi-même, en me rendant à Pétersbourg, je nourrissais en wagon l’espoir d’apprendre de vous du nouveau, celui de vous emprunter certaines choses. Voilà comme nous sommes, nous autres riches.
– M’emprunter quoi?
– Comment vous dire? Est-ce que je sais, moi? Vous voyez dans quel misérable cabaret je passe mes journées et je m’y sens à merveille, ou, si vous voulez, pas à merveille, mais enfin, il faut bien passer son temps quelque part. Tenez, avec cette pauvre Katia… vous l’avez vue? Si encore j’étais un goinfre ou un gourmet, mais non, voilà tout ce que je peux manger (il montra du doigt, sur une petite table placée dans un coin, un plateau de fer-blanc contenant les restes d’un mauvais bifteck aux pommes). À propos, avez-vous déjeuné? Moi, j’ai mangé un morceau et je n’ai plus faim. Quant au vin, je n’en bois pas, à l’exception du champagne, et encore pas plus d’un verre en toute une soirée; cela suffit déjà à me donner la migraine. C’est pour me remonter que j’ai commandé cette bouteille; j’ai un rendez-vous d’affaires et j’ai voulu me donner du cœur. Vous me voyez donc d’une humeur toute particulière. C’est parce que je craignais que vous ne vinssiez me gêner que je me suis caché tout à l’heure comme un écolier, mais (et il tira sa montre) il y a bien une heure que nous parlons, il me semble! Il est maintenant quatre heures et demie. Le croiriez-vous? À certains moments je regrette de n’être rien, rien… ni propriétaire, ni père de famille, ni uhlan, ni photographe, ni journaliste. C’est parfois ennuyeux de n’avoir aucun métier. Je vous assure que j’espérais entendre de vous quelque chose de nouveau.
– Mais qui êtes-vous? Et pourquoi êtes-vous ici?
– Qui je suis? Vous le savez, un gentilhomme et j’ai servi deux ans dans la cavalerie. Après quoi j’ai erré deux ans sur le pavé de Pétersbourg, puis j’ai épousé Marfa Petrovna et habité la province. Voilà ma biographie.
– Vous êtes joueur, je crois?
– Joueur? Non, dites plutôt que je suis un grec.
– Ah! vous trichez au jeu?
– Oui.
– On a dû vous battre quelquefois, n’est-ce pas?
– Cela m’est arrivé. Pourquoi demandez-vous cela?
– Eh bien, vous aviez alors l’occasion de vous battre en duel. Cela met de l’animation dans la vie.
– Je ne veux pas vous contredire… Je ne suis d’ailleurs pas très fort dans les discussions philosophiques. Je vous avouerai que c’est surtout à cause des femmes que je me suis empressé de venir à Pétersbourg.
– Après avoir à peine pris le temps d’enterrer Marfa Petrovna?
– Ma foi, oui, fit en souriant Svidrigaïlov avec une franchise désarmante. Qu’importe? Vous semblez, je crois, scandalisé de m’entendre parler ainsi des femmes?
– Vous vous étonnez de me voir scandalisé par la débauche?
– La débauche! Ah! voilà à quoi vous en avez! Je vais d’abord répondre à votre première question sur la femme en général; je me sens disposé à bavarder. Dites-moi, pourquoi me gênerais-je, je vous prie? Pourquoi fuir les femmes quand j’en suis grand amateur? Cela me fait une occupation tout au moins.
– Ainsi, vous n’êtes venu ici que pour faire la noce?
– Et qu’importe? Admettons que ce soit vrai. On peut dire qu’elle vous tient à cœur, cette débauche, mais je dois vous avouer que j’aime les questions directes. Cette débauche présente au moins un caractère de continuité fondé sur la nature, et qui ne dépend point du caprice – quelque chose qui brûle dans le sang comme un charbon toujours incandescent qui ne s’éteint qu’avec l’âge, et encore difficilement, à grand renfort d’eau froide. Avouez que c’est, en quelque sorte, une occupation.
– Mais qu’y voyez-vous de réjouissant? C’est une maladie, et fort dangereuse.
– Ah! je vous vois venir! J’admets que c’est une maladie comme tout ce qui est exagéré et, dans le cas qui nous occupe, on passe toujours les limites permises, mais, d’abord, c’est une chose qui varie suivant les individus. Ensuite, il est certain qu’il faut se modérer, ne serait-ce que par calcul. Mais sans cette occupation, on n’aurait qu’à se tirer une balle dans la tête. Je sais bien qu’un honnête homme est tenu de s’ennuyer, mais encore…
– Et vous seriez capable de vous tirer une balle dans la tête?
– Ah! vous y voilà, riposta Svidrigaïlov d’un air dégoûté. Faites-moi le plaisir de ne pas parler de ces choses, ajouta-t-il précipitamment, et en oubliant toute fanfaronnade.
Son visage même avait changé.
– Je vous confesse cette faiblesse honteuse, mais que faire? J’ai peur de la mort et je n’aime pas en entendre parler. Savez-vous que je suis un peu mystique?
– Oui! le fantôme de Marfa Petrovna! Dites donc, il vient toujours vous visiter?
– Ah! ne m’en parlez pas; il n’est pas encore venu à Pétersbourg, et puis… le diable l’emporte! s’écria-t-il d’un air irrité. Non, parlons plutôt d’autre chose… et d’ailleurs… Hum!… Le temps me manque, je ne puis m’attarder avec vous, mais je le regrette… J’avais quelque chose à vous dire.
– Une femme vous attend?
– Oui, une femme; oh! c’est un cas exceptionnel… un hasard, mais ce n’est pas de cela que je voulais parler.
– La bassesse de cette conduite ne vous tourmente pas? N’avez-vous pas la force de vous arrêter?