– Laisse-moi! supplia Dounia.
Svidrigaïlov tressaillit. Ce tutoiement n’était pas celui de tout à l’heure.
– Ainsi tu ne m’aimes pas? demanda-t-il tout bas.
Dounia fit un signe négatif de la tête.
– Et tu ne peux pas?… tu ne pourras jamais… chuchota-t-il d’un accent désespéré.
– Jamais! murmura Dounia.
Durant un instant, une lutte terrible se livra dans l’âme de Svidrigaïlov. Ses yeux étaient fixés sur la jeune fille avec une expression indicible. Soudain, il retira le bras qu’il avait passé autour de sa taille, se détourna rapidement et vint se placer devant la fenêtre.
– Voici la clef, fit-il après un moment de silence (il la tira de la poche gauche de son pardessus et la déposa sur la table, derrière lui, sans se tourner vers Dounia). Prenez-la et partez vite…
Et il regardait obstinément la fenêtre. Dounia s’approcha de la table et prit la clef.
– Vite, vite, répéta Svidrigaïlov, toujours sans bouger, mais ce mot «vite» résonnait terriblement.
Dounia ne s’y méprit point; elle saisit la clef, bondit jusqu’à la porte, l’ouvrit précipitamment et sortit en toute hâte. Un instant après, elle courait comme une folle le long du canal dans la direction du pont de…
Svidrigaïlov resta encore trois minutes auprès de la fenêtre. Puis il se retourna lentement, jeta un coup d’œil autour de lui et se passa doucement la main sur le front. Un sourire affreux lui tordit le visage, un pauvre sourire pitoyable qui exprimait l’impuissance, la tristesse et le désespoir. Sa main était rouge du sang de sa blessure. Il la regarda avec colère, mouilla une serviette et se lava la tempe. Le revolver jeté par Dounia avait roulé jusqu’à la porte. Il le ramassa et se mit à l’examiner. C’était une petite arme à trois coups, d’un ancien modèle. Il y restait encore de quoi tirer une fois. Après un moment de réflexion, il le fourra dans sa poche, prit son chapeau et sortit.
VI.
Il passa toute sa soirée, jusqu’à dix heures, à courir les cabarets et les bouges. Ayant retrouvé Katia dans un de ces endroits, où elle chantait toujours son ignoble chanson sur le misérable qui «se met à embrasser Katia», il lui paya à boire, ainsi qu’à un joueur d’orgue de Barbarie, aux garçons, à des chansonniers et à deux petits clercs qui avaient attiré sa sympathie pour la bonne raison qu’ils avaient le nez de travers: chez l’un il s’inclinait vers la gauche et chez l’autre vers la droite, chose qui le frappa d’étonnement. Ils finirent par l’entraîner dans un jardin de plaisance dont il leur paya l’entrée. Ce jardin renfermait un sapin malingre, trois autres arbrisseaux et un bâtiment décoré du nom de Vauxhall, mais qui n’était en réalité qu’un cabaret où l’on pouvait, du reste, boire également du thé. Dans le jardin, on voyait aussi quelques petites tables vertes accompagnées de chaises. Un chœur de mauvais chansonniers et un paillasse munichois au nez rouge, complètement ivre mais extraordinairement morne, étaient destinés à amuser le public. Les petits clercs se prirent de querelle avec des collègues et commencèrent à se battre. Svidrigaïlov fut choisi comme arbitre. Il mit un quart d’heure à essayer de juger l’affaire, mais tous criaient si fort qu’il n’y avait pas moyen de s’entendre. Il ne comprit qu’une chose, c’est que l’un avait commis un vol et vendu déjà à un Juif survenu par hasard le produit de son larcin; mais, la chose accomplie, il avait refusé de partager avec ses camarades le bénéfice de l’opération. À la fin, il se découvrit que l’objet volé était une cuiller d’argent appartenant au Vauxhall. Les gens de l’établissement s’aperçurent de sa disparition et l’affaire aurait pu prendre une tournure désagréable si Svidrigaïlov n’avait désintéressé les plaignants. Il paya la cuiller et quitta le jardin. Il était dix heures environ. Il n’avait pas bu de toute la soirée une seule goutte de vin et s’était borné à se faire servir du thé, et encore parce qu’il fallait prendre une consommation.
La soirée était sombre et étouffante. Vers les dix heures, le ciel se couvrit de nuages noirs épais, un violent orage éclata. La pluie ne tombait pas par gouttes, mais en véritables jets qui frappaient et fouettaient le sol. Des éclairs d’une longueur infinie sillonnaient le ciel. Svidrigaïlov arriva chez lui trempé jusqu’aux os. Il s’enferma dans sa chambre, ouvrit son secrétaire, en tira son argent, déchira quelques papiers. Il mit l’argent dans sa poche et s’apprêtait à changer de vêtements, mais, voyant que la pluie continuait à tomber, il jugea que cela n’en valait pas la peine, prit son chapeau et sortit sans fermer la porte. Il se rendit directement dans la chambre de Sonia, qu’il trouva chez elle.
La jeune fille n’était pas seule; elle était entourée des quatre petits enfants du tailleur Kapernaoumov et leur faisait boire du thé. Elle accueillit respectueusement son visiteur, regarda avec surprise ses vêtements mouillés, mais ne dit pas un mot. À la vue de l’étranger, les enfants s’enfuirent aussitôt, saisis d’une frayeur indescriptible.
Svidrigaïlov s’assit devant la table et invita Sonia à prendre place auprès de lui. La jeune fille se prépara timidement à écouter ce qu’il avait à lui dire.
– Sofia Semionovna, commença-t-il, je vais peut-être partir pour l’Amérique et, comme nous nous voyons probablement pour la dernière fois, je suis venu prendre quelques dernières dispositions… En bien, avez-vous vu cette dame aujourd’hui? Je sais ce qu’elle a pu vous dire, inutile de me le répéter. (Sonia fit un geste et rougit.) Ces gens-là ont leurs habitudes, leurs manières, leurs idées. Quant à vos petites sœurs et à votre frère, leur sort est assuré; l’argent qui doit leur revenir a été déposé par moi en lieu sûr et contre reçu. Voici les récépissés. Prenez-les à tout hasard. Allons, voici une affaire terminée. Tenez, encore trois titres de cinq pour cent représentant une somme de trois mille roubles. Ils sont pour vous, pour vous personnellement. Je désire que cela reste entre nous, n’en parlez à personne quoi que vous puissiez apprendre. Cet argent vous servira, car, Sofia Semionovna, vous ne pouvez continuer à mener la même vie. Ce serait très mal et vous n’en aurez d’ailleurs plus besoin.
– Vous avez eu tant de bontés pour moi, pour les orphelins et la morte, balbutia Sonia, que si je vous ai mal remercié, eh bien, croyez…
– Eh! laissez donc, laissez donc!
– Quant à cet argent, Arkadi Ivanovitch, je vous suis très reconnaissante, mais je n’en ai pas besoin. J’arriverai toujours à me nourrir; ne me considérez pas comme une ingrate: si vous êtes si généreux, eh bien, cet argent…
– Est pour vous, pour vous seule, Sofia Semionovna, et, je vous en prie, n’en parlons plus, car je suis pressé. Il vous sera utile, je vous assure. Rodion Romanovitch n’a que le choix entre deux solutions: se loger une balle dans la tête ou aller en Sibérie. (À ces mots, Sonia regarda son visiteur d’un air effaré et se mit à trembler.) Ne vous inquiétez pas, j’ai tout appris de sa propre bouche, mais je ne suis pas bavard; je n’en soufflerai mot à personne. Vous avez été bien inspirée en lui conseillant d’aller se dénoncer. C’est le meilleur parti qu’il puisse prendre. Eh bien, quand il partira pour la Sibérie, vous l’accompagnerez, n’est-ce pas? N’est-il pas vrai? Donc, vous aurez besoin d’argent. Vous en aurez besoin pour lui. Comprenez-vous? En vous donnant cet argent, c’est comme si je le lui remettais à lui. De plus, vous avez promis à Amalia Ivanovna de la rembourser. Je l’ai entendu. Pourquoi donc, Sofia Semionovna, assumez-vous si légèrement de pareilles charges? Car, enfin, c’est Katerina Ivanovna qui lui devait cet argent et non vous. Vous auriez dû envoyer promener cette Allemande. On ne peut pas vivre ainsi… Enfin, si l’on vous interroge sur moi demain, après-demain ou un de ces jours (et c’est ce qui ne manquera pas d’arriver), ne parlez pas de ma visite et ne dites à personne que je vous ai donné de l’argent. Et maintenant au revoir. (Il se leva.) Saluez Rodion Romanovitch de ma part. À propos, vous feriez bien de confier, en attendant, votre argent à M. Razoumikhine. Vous le connaissez? Mais oui, vous devez le connaître; c’est un brave garçon. Portez-lui l’argent demain ou bien quand il sera temps. D’ici là, tâchez de ne pas vous le faire prendre.