Svidrigaïlov connaissait cette fillette. Aucune image pieuse près du cercueil; point de cierges allumés, et l’on n’entendait pas murmurer des prières. Cette enfant était une suicidée; elle s’était noyée. Elle n’avait que quatorze ans, mais son cœur avait été brisé par un outrage qui avait terrifié sa conscience enfantine, rempli son âme angélique d’une honte imméritée et arraché de sa poitrine un cri suprême de désespoir que les mugissements du vent avaient étouffé par une nuit de dégel, humide et ténébreuse…
Svidrigaïlov s’éveilla, quitta son lit et s’approcha de la fenêtre. Il trouva à tâtons l’espagnolette et ouvrit la croisée. Le vent s’engouffra dans la pièce étroite et sembla recouvrir d’un givre glacé son visage et sa poitrine, à peine protégée par la chemise. Sous la fenêtre il devait y avoir, en effet, un semblant de jardin et probablement un jardin de plaisance. Pendant le jour, on y chantait sans doute des chansonnettes; on y servait le thé par petites tables. Mais maintenant, les gouttes tombaient des arbres et des massifs; il faisait sombre comme dans une cave et les objets n’étaient plus que des taches obscures à peine distinctes. Svidrigaïlov passa cinq minutes accoudé à l’appui de la croisée, à regarder cette ombre. Au milieu des ténèbres retentit un coup de canon, bientôt suivi d’un autre.
«Ah! Le signal. L’eau monte, pensa-t-il. Au matin, les parties basses de la ville vont être inondées; les rats des caves seront emportés par le courant et, dans le vent et la pluie, les hommes tout trempés commenceront à transporter, en maugréant, toutes leurs vieilleries aux étages supérieurs des maisons. Mais quelle heure est-il?» Au moment même où il se posait cette question, une horloge voisine et pressée, semblait-il, sonna de toutes ses forces trois coups. «Eh! mais dans une heure il fera jour! Pourquoi attendre? Je vais sortir tout de suite et je m’en irai directement à l’île Petrovski; là, je choisirai un grand arbre tout gonflé de pluie, si bien qu’à peine l’aurai-je frôlé de l’épaule que des millions de gouttelettes m’inonderont la tête…» Il s’écarta de la fenêtre, la referma, alluma la bougie, s’habilla et sortit dans le corridor, son bougeoir à la main, pour aller éveiller le garçon, endormi sans doute dans un coin, parmi tout un fouillis de vieilleries, acquitter sa note et quitter l’hôtel. «J’ai choisi le meilleur moment, songea-t-il; impossible de trouver mieux.» Il erra longtemps ans l’étroit et long couloir sans trouver personne; enfin, il remarqua, dans un coin sombre, entre une vieille armoire et une porte, une forme bizarre qui lui parut vivante. Il se pencha avec sa bougie et reconnut une enfant, une fillette de quatre à cinq ans tout au plus, vêtue d’une robe trempée comme une lavette et qui tremblait et pleurait. Elle ne parut pas effrayée à la vue de Svidrigaïlov, mais le regarda d’un air hébété avec ses grands yeux noirs, en reniflant de temps en temps comme il arrive aux enfants qui, après avoir pleuré longtemps, commencent à se consoler, avec de brefs retours de sanglots. Le visage de l’enfant était pâle et épuisé; elle était raidie de froid. Mais comment se trouvait-elle là? Elle s’était donc cachée et n’avait pas dormi de la nuit? Elle s’anima tout à coup et se mit à lui raconter, de sa voix enfantine, avec une rapidité vertigineuse, une histoire où il était question d’une tasse qu’elle avait cassée et de sa mère qui allait la battre. Elle ne s’arrêtait plus…
Svidrigaïlov crut comprendre que c’était une enfant peu aimée de sa mère, quelque cuisinière du quartier ou de l’hôtel même, probablement une ivrognesse qui devait la maltraiter. L’enfant avait cassé une tasse et avait été prise d’une telle frayeur qu’elle s’était enfuie. Elle avait dû errer longtemps dehors, sous la pluie battante, pour enfin se faufiler ici et se cacher dans ce coin, derrière l’armoire, où elle avait passé toute la nuit en pleurant et en tremblant de froid et de peur, à la pensée qu’elle serait cruellement châtiée pour tous les méfaits dont elle s’était rendue coupable.
Il la prit dans ses bras et rentra dans sa chambre, la posa sur le lit et se mit en devoir de la déshabiller. Elle n’avait pas de bas et ses chaussures trouées étaient aussi mouillées que si elles avaient trempé toute une nuit dans une mare. Quand il lui eut ôté ses vêtements, il la coucha et l’enveloppa avec soin dans la couverture. Elle s’endormit aussitôt. Ayant terminé, Svidrigaïlov retomba dans ses pensées moroses.
«De quoi me suis-je mêlé encore, songea-t-il tout oppressé et avec un sentiment de colère. Quelle absurdité!» Dans son irritation, il prit la bougie pour se mettre à la recherche du garçon et quitter au plus tôt l’hôtel. «C’est une gamine!» pensa-t-il en lâchant un juron au moment où il ouvrit la porte. Mais il revint aussitôt sur ses pas pour voir si l’enfant dormait paisiblement! Il souleva la couverture avec soin. La fillette reposait comme une bienheureuse; elle s’était réchauffée et ses joues pâles avaient repris des couleurs. Mais, chose étrange, cette rougeur était beaucoup plus vive que celle qu’on voit ordinairement aux enfants. «C’est la rougeur de la fièvre», pensa Svidrigaïlov, on aurait pu croire qu’elle avait bu, bu tout un verre de vin. Ses lèvres purpurines semblaient brûlantes… Mais qu’était-ce? Il lui parut tout à coup que les longs cils noirs de l’enfant tressaillaient et se soulevaient légèrement. Les paupières mi-closes laissèrent passer un regard aigu, malicieux et qui n’avait rien d’enfantin. La fillette faisait-elle donc semblant de dormir? Oui, c’était bien cela! Ses petites lèvres s’ouvraient dans un sourire et leurs coins tremblaient d’une envie de rire contenue. Mais voilà qu’elle cesse de se contraindre et elle rit franchement; quelque chose d’effronté, de provocant frappe sur ce visage qui n’est point celui d’une enfant. C’est le vice! Ce visage est celui d’une prostituée, d’une femme vénale. Voilà que les deux yeux s’ouvrent franchement tout grands; ils enveloppent Svidrigaïlov d’un regard lascif et brûlant. Ils l’appellent, ils rient… Et cette figure a quelque chose de répugnant dans sa luxure. «Comment, à cinq ans? songe-t-il horrifié. Mais… qu’est-ce donc?» Et voilà qu’elle tourne vers lui son visage enflammé; elle tend les bras… «Ah! maudite!» s’écrie-t-il épouvanté, et il lève la main sur elle; mais au même instant il s’éveilla…