Il se trouva couché dans le même lit, enveloppé dans la couverture; la bougie n’était pas allumée et l’aube blanchissait aux fenêtres.
«J’ai déliré toute la nuit.» Il se souleva et se sentit avec colère tout courbatu. Un épais brouillard régnait au-dehors et l’empêchait de rien distinguer. Il était près de cinq heures; il avait dormi trop longtemps. Il se leva, endossa son veston, son pardessus encore humides, tâta le revolver dans sa poche, le prit et s’assura que la balle était bien placée. Puis il s’assit, tira un carnet, y inscrivit, sur la première page, quelques lignes en gros caractères. Après les avoir relues, il s’accouda sur la table et s’absorba dans ses réflexions. Le revolver et le carnet étaient restés près de lui, sur la table. Les mouches avaient envahi la portion de veau demeurée intacte. Il les regarda longtemps, puis se décida à leur donner la chasse de la main droite. Enfin il s’étonna de l’intéressante occupation à laquelle il se livrait à pareil moment, revint à lui, tressaillit et sortit de la pièce d’un pas ferme. Une minute plus tard il était dans la rue. Un brouillard opaque et laiteux flottait sur la ville. Svidrigaïlov cheminait sur le pavé de bois sale et glissant dans la direction de la Petite Néva et, tout en marchant, il imaginait l’eau du fleuve montée pendant la nuit, l’île Petrovski avec ses sentiers détrempés, son herbe humide, ses taillis, ses massifs lourds de gouttes d’eau, enfin cet arbre-là… Alors, furieux contre lui-même, il se mit à examiner les maisons qu’il longeait pour changer le cours de ses réflexions.
Pas un piéton, pas un fiacre dans l’avenue, et les petites bâtisses d’un jaune vif, aux volets clos, avaient l’air sale et morne. Le froid et l’humidité pénétraient son corps et lui donnaient le frisson. De loin en loin, il apercevait une enseigne qu’il lisait soigneusement d’un bout à l’autre. Enfin, le pavé de bois prit fin. Arrivé à la hauteur d’une grande maison de pierre, il vit un chien affreux traverser la chaussée, en serrant la queue entre les jambes. Un homme ivre mort gisait au milieu du trottoir, la face contre terre. Il le regarda et continua son chemin. À gauche, un beffroi s’offrit à sa vue. «Tiens, pensa-t-il, voilà un endroit; à quoi bon aller dans l’île Petrovski? Ici j’aurai du moins un témoin officiel!…» Il sourit à cette pensée et s’engagea dans la rue… C’est là que se dressait le grand bâtiment surmonté d’un beffroi. Un petit homme, enveloppé dans une capote grise de soldat et coiffé d’un casque, se tenait appuyé au battant fermé de la massive porte cochère. En voyant approcher Svidrigaïlov, il lui jeta un lent regard oblique et froid. Sa physionomie exprimait la tristesse hargneuse qui est la marque séculaire de la race juive.
Les deux hommes s’examinèrent un moment en silence. Le soldat finit par trouver étrange cette station à trois pas de lui d’un individu qui n’était pas ivre et le fixait sans mot dire.
– Qu’est-ce que vous voulez? fit-il sans bouger, d’une voix zézayante.
– Mais rien du tout, mon vieux, bonjour, répondit Svidrigaïlov.
– Passez votre chemin.
– Moi, mon vieux, je m’en vais à l’étranger.
– À l’étranger?
– En Amérique.
– En Amérique?
Svidrigaïlov tira le revolver de sa poche et l’arma. Le soldat haussa les sourcils.
– En voilà une plaisanterie? Ce n’est pas le lieu, ici, zézaya-t-il.
– Et pourquoi pas?
– Parce que ce n’est pas le lieu.
– Mon vieux, la place est bonne quand même. Si on t’interroge, n’importe, dis que je suis parti pour l’Amérique.
Il appuya le canon du revolver sur sa tempe droite.
– Dites donc, il ne faut pas faire cela ici; ce n’est pas l’endroit, fit le soldat effrayé en ouvrant de grands yeux.
Svidrigaïlov pressa la détente.
VII.
Le même soir, entre six et sept heures, Raskolnikov approchait du logement occupé par sa mère et sa sœur. Elles habitaient maintenant, dans la maison Bakaleev, l’appartement recommandé par Razoumikhine. L’entrée donnait sur la rue. Il était déjà tout près qu’il hésitait encore. Allait-il monter? Mais rien au monde ne l’aurait fait rebrousser chemin. Sa décision était prise. «D’ailleurs, elles ne savent rien encore, songea-t-il, et elles se sont habituées à me considérer comme un original…» Il avait un aspect minable; ses vêtements étaient trempés, souillés de boue, déchirés. Son visage semblait presque défiguré par la fatigue et la lutte qui se livrait en lui depuis bientôt vingt-quatre heures. Il avait passé la nuit seul à seul avec lui-même. Dieu sait où! Mais, enfin, sa décision était prise.
Il frappa à la porte; ce fut sa mère qui lui ouvrit, Dounetchka était sortie; la bonne même n’était pas là. Poulkheria Alexandrovna au premier moment resta muette de joie, puis elle le saisit par la main et l’entraîna dans la pièce.
– Ah! te voilà, fit-elle d’une voix que l’émotion faisait trembler. Ne m’en veux pas, Rodia, de te recevoir si sottement avec des larmes. Je ne pleure pas; je ris de joie. Tu crois que je suis triste? Non, je me réjouis et c’est une sotte habitude que j’ai de pleurer de joie. Depuis la mort de ton père la moindre chose me fait verser des larmes. Assieds-toi, mon chéri; tu parais fatigué. Oh! comme te voilà fait!
– J’ai été mouillé hier, maman… commença Raskolnikov.
– Mais non, laisse donc, interrompit vivement Poulkheria Alexandrovna. Tu pensais que j’allais me mettre à t’interroger avec ma vieille curiosité de femme. Ne t’inquiète pas. Je comprends, je comprends tout; maintenant, je suis un peu initiée aux usages de Pétersbourg et je vois qu’on est plus intelligent ici que chez nous. Je me suis dit une fois pour toutes que je suis incapable de te suivre dans tes raisonnements et que je n’ai pas à te demander des comptes… Peut-être as-tu Dieu sait quels projets ou quels plans dans la tête… Sait-on quelles pensées t’occupent! Je n’ai donc pas à venir te troubler par mes questions. À quoi penses-tu? Eh bien, voilà!… Ah! Seigneur, mais qu’est-ce que j’ai à bafouiller ainsi comme une imbécile? Vois-tu, Rodia, je suis en train de relire pour la troisième fois l’article que tu as publié dans une revue; c’est Dmitri Prokofitch qui me l’a apporté. Ç’a été une révélation pour moi. Donc, voilà, me suis-je dit, sotte que tu es, voilà à quoi il pense et tout le secret de l’affaire. Tous les savants sont ainsi. Il roule dans sa tête des idées nouvelles; il y réfléchit tandis que moi je viens le troubler et le tourmenter. En lisant cet article, mon petit, bien des choses m’échappent; il n’y a d’ailleurs pas lieu de s’en étonner: comment comprendrais-je, ignorante que je suis!
Raskolnikov prit la revue et jeta un coup d’œil sur son article. Malgré son état d’esprit et sa situation actuelle, il ressentit le vif et profond plaisir qu’éprouve toujours un auteur à se voir imprimé pour la première fois, surtout lorsqu’il n’a que vingt-trois ans. Mais ce sentiment ne dura qu’un instant. Après avoir lu quelques lignes, il fronça les sourcils et une affreuse souffrance lui serra le cœur. Cette lecture lui avait rappelé toutes les luttes morales qui s’étaient livrées en lui pendant ces derniers mois. Il jeta la brochure sur la table avec un sentiment de violente répulsion.