– Mais si bête que je sois, Rodia, je puis me rendre compte que tu occuperas d’ici peu de temps une des premières places, si ce n’est la première, dans le monde de la science. Et ils ont osé te croire fou, ha! ha! ha! Car tu ne sais pas que cette idée leur était venue. Ah! les misérables vers de terre! Comment comprendraient-ils ce qu’est l’intelligence? Et dire que Dounetchka, oui, Dounetchka elle-même, n’était pas éloignée de le croire! Hein, qu’en dis-tu? Ton pauvre père, lui, avait écrit, à deux reprises, à une revue pour lui envoyer d’abord des vers (je les garde, je te les montrerai un jour), puis toute une nouvelle (que j’avais recopiée moi-même). Quelles prières n’avons-nous adressées au Ciel pour qu’ils soient acceptés! Mais non, on les a refusés. Il y a quelques jours, Rodia, je me désolais de te voir si affreusement vêtu et de te voir mal nourri, mal logé, mais maintenant je reconnais que c’était encore une sottise de ma part, car tu obtiendras tout cela dès que tu le voudras par ton intelligence et ton talent. Pour le moment, tu n’y tiens sans doute pas et tu t’occupes de choses beaucoup plus importantes.
– Dounia n’est pas là, maman?
– Non, Rodia. Elle sort très souvent en me laissant seule. Dmitri Prokofitch a la bonté de venir me tenir compagnie et il me parle toujours de toi. Il t’aime et t’estime beaucoup. Quant à ta sœur, je ne puis dire qu’elle me manque d’égards. Je ne me plains pas. Elle a son caractère et moi le mien… Il lui plaît d’avoir toutes sortes de secrets et moi je ne veux point en avoir pour mes enfants. Certes, je suis persuadée que Dounetchka est trop intelligente pour… D’ailleurs elle nous aime, toi et moi… mais je ne sais à quoi tout cela aboutira. Elle vient de manquer ta visite qui m’a rendue si heureuse. Quand elle rentrera, je lui dirai: «Ton frère est venu en ton absence et toi, où étais-tu pendant ce temps?» Toi, Rodia, ne me gâte pas trop. Quand tu le pourras, passe me voir, mais, si cela t’est impossible, ne t’inquiète pas, je patienterai, car je saurai bien que tu continues à m’aimer et il ne me faut rien de plus. Je lirai tes ouvrages et j’entendrai parler de toi par tout le monde; de temps en temps, je recevrai ta visite. Que puis-je désirer de plus? Ainsi, aujourd’hui, je vois bien que tu es venu consoler ta mère…
Et Poulkheria Alexandrovna fondit brusquement en larmes.
– Me voilà encore, ne fais pas attention à moi, je suis folle. Ah, mon Dieu! mais je ne pense à rien, s’écria-t-elle en se levant précipitamment. Il y a du café et je ne t’en offre pas. Tu vois ce que c’est que l’égoïsme des vieilles gens! Une seconde, une seconde!
– Maman, laissez cela, ce n’est pas la peine, je m’en vais. Je ne suis pas venu pour cela. Écoutez-moi, je vous en prie…
Poulkheria Alexandrovna s’approcha timidement de son fils.
– Maman, quoi qu’il arrive, quoi que vous entendiez dire de moi, m’aimerez-vous toujours comme maintenant? demanda-t-il tout à coup, entraîné par son émotion et sans mesurer la portée de ses paroles.
– Rodia, Rodia! Qu’as-tu? Comment peux-tu me demander des choses pareilles? Mais qui oserait me dire un mot contre toi? Si quelqu’un se le permettait, je refuserais de l’écouter et je le chasserais de ma présence.
– Je suis venu vous assurer que je vous ai toujours aimée et maintenant je suis heureux de nous savoir seuls, et même que Dounetchka soit absente, continua-t-il avec le même élan. Je suis venu vous dire que, si malheureuse que vous soyez, sachez que votre fils vous aime plus que lui-même et que tout ce que vous avez pu penser sur ma cruauté et mon indifférence à votre égard était une erreur. Je ne cesserai jamais de vous aimer… Allons, en voilà assez, j’ai senti que je devais vous donner cette assurance et vous parler ainsi…
Poulkheria Alexandrovna embrassait silencieusement son fils; elle le serrait sur son cœur et pleurait tout bas.
– Je ne sais pas ce que tu as, Rodia, dit-elle enfin. Jusqu’ici je croyais tout bonnement que notre présence t’ennuyait. À présent, je vois qu’un grand malheur te menace, dont le pressentiment te remplit d’angoisse. Il y a longtemps que je m’en doutais, Rodia. Pardonne-moi de t’en parler; j’y pense continuellement, et je n’en dors pas. Cette nuit, ta sœur aussi a eu le délire et n’a fait que parler de toi. J’ai entendu quelques mots, mais je n’y ai rien compris. Depuis ce matin, je suis comme un condamné qui attend le supplice; j’avais le pressentiment d’un malheur et le voici. Rodia, Rodia, où vas-tu? Car tu es sur le point de partir, n’est-ce pas?
– Oui.
– C’est ce que je pensais. Mais je puis t’accompagner, s’il le faut. Et Dounia aussi. Elle t’aime beaucoup et nous emmènerons Sofia Semionovna aussi. Vois-tu, je l’accepterai volontiers pour fille. Dmitri Prokofitch nous aidera à faire nos préparatifs… mais… où vas-tu?
– Adieu, maman.
– Comment, aujourd’hui même? s’écria-t-elle comme si elle allait le perdre à jamais.
– Je ne puis tarder; il est temps. C’est très urgent!…
– Et je ne puis t’accompagner?
– Non. Mettez-vous à genoux et priez Dieu pour moi. Votre prière sera peut-être entendue!
– Laisse-moi te donner ma bénédiction. Voilà! Voilà! Oh! Seigneur, que faisons-nous?
Oui, il était heureux, bien heureux que personne, même sa sœur, n’assistât à cette entrevue avec sa mère… Brusquement, après toute cette période terrible de sa vie, son cœur s’amollit. Il tomba à ses pieds et se mit à les baiser. Puis, tous deux pleurèrent enlacés. Elle ne paraissait plus étonnée et ne posait aucune question. Elle comprenait depuis longtemps que son fils traversait une crise terrible et qu’un moment affreux pour lui était arrivé.
– Rodia, mon chéri, mon premier-né, disait-elle en sanglotant; te voilà maintenant tel que tu étais dans ton enfance quand tu venais m’embrasser et m’offrir tes caresses. Jadis, du vivant de ton père, ta seule présence nous consolait au milieu de nos peines. Depuis que je l’ai enterré, combien de fois n’avons-nous pas pleuré enlacés comme à présent sur sa tombe. Si je pleure depuis longtemps, c’est que mon cœur maternel avait des pressentiments sinistres. Le soir où nous sommes arrivées à Pétersbourg, dès notre première entrevue, ton visage m’a tout appris et mon cœur en a tressailli, et, aujourd’hui, quand je t’ai ouvert la porte, j’ai pensé, en te voyant, que l’heure fatale était venue. Rodia, Rodia, tu ne pars pas tout de suite, n’est-ce pas?
– Non.
– Tu reviendras encore?
– Oui…
– Rodia, ne te fâche pas, je ne veux pas t’interroger, je n’ose le faire; mais dis-moi seulement: tu vas loin d’ici?
– Très loin.
– Tu auras là un emploi, une situation?
– J’aurai ce que Dieu m’enverra… Priez-le pour moi.
Raskolnikov se dirigea vers la porte, mais elle s’accrocha à lui et le regarda désespérément dans les yeux. Son visage fut tordu par une expression de souffrance atroce.
– Assez, maman.
Il regrettait profondément d’être venu.
– Tu ne pars pas pour toujours? Pas pour toujours, n’est-ce pas? Tu reviendras demain, n’est-ce pas? demain?