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– Ça ne vous regarde pas, vociféra-t-il tout confus, et affectant de crier pour dissimuler son embarras. Veuillez faire la déclaration qu’on exige de vous. Montrez-lui, Alexandre Ivanovitch, dit-il au greffier. On se plaint de vous! Vous ne payez rien… Quel toupet!

Le greffier déplia de nouveau son cahier et m’indiqua du doigt un certain endroit.

Je pris le papier et me mis à lire.

Le lieutenant-poudre continuait à crier, mais je ne l’écoutais plus, je parcourais avidement le papier. Je le lus et le relus et je ne compris rien.

– Qu’est-ce que c’est? demandai-je au greffier.

– C’est un billet que vous avez à payer. Vous devez ou bien le solder avec tous les frais, amendes, etc., ou bien déclarer à quelle date vous pouvez le faire et en vous engageant en même temps à ne pas quitter la ville, à ne pas vendre ni dissimuler votre bien jusqu’à ce que vous vous soyez acquitté de votre dette.

– Mais, pardon, je ne dois rien à personne.

– Cela vous regarde. Quant à nous, nous sommes saisis d’une plainte parfaitement fondée, avec, à l’appui, un effet protesté; c’est un billet pour la somme de soixante-quinze roubles, au nom de la veuve d’un assesseur de collège Zarnisyine, signé par vous il y a neuf mois.

– Mais c’est ma logeuse!

– Qu’est-ce que ça peut bien faire que ce soit votre logeuse?

Le greffier me considérait avec un sourire de condescendance et de pitié auquel se mêlait un certain triomphe; ainsi on regarde un novice qui est pour la première fois au feu: Eh bien, qu’en dis-tu à présent? Mais un sentiment de joie et de vigueur emplissait mon âme, tout mon être; je ne mentirais pas en disant que je vécus là une minute ou plutôt un instant d’un bonheur ineffable. Je ressentais tant de plaisir à m’entretenir de mon affaire avec le greffier, je débordais d’un tel sentiment de joie et d’amitié, que j’éprouvais un désir très, mais très fort, d’engager avec lui une conversation longue, détaillée, cordiale. Mon âme s’amollissait, fondait délicieusement. Comme si tout, tout, tous les soucis avaient déjà disparu, comme si jamais il n’y avait rien eu; à ce moment-là je ne me souciais absolument d’aucune chose. Il n’y avait que cette joie animale d’être sauvé. Je respirais à pleins poumons.

Tout à coup la foudre et le tonnerre s’abattirent sur nous.

En effet, il y eut comme une sorte de foudre.

– Et toi, espèce de garce, cria le lieutenant en s’adressant à la dame luxueusement habillée: il voulait sans doute soutenir aux yeux des autres son prestige auquel j’avais porté atteinte en lui reprochant de fumer, quel scandale s’est passé chez toi? Encore un scandale, hein? Rixe, soûlerie à réveiller toute la rue? Tu veux tâter de la prison? Je t’ai prévenue, je t’ai déjà bien prévenue, vieille drôlesse, que la prochaine fois je ne te manquerais pas, et voilà que tu recommences, etc., Espèce de coquine! etc.

Je laissai échapper de mes mains le papier que me tendait le greffier et je me mis à regarder avec ahurissement la dame attifée qu’on traitait avec si peu de cérémonie. À ce qu’il me souvient cette scène me causait même un certain plaisir.

– Ilia Petrovitch, hasarda le greffier d’un ton de sollicitude, mais il se tut car il n’y avait plus moyen de retenir le lieutenant si ce n’est en le prenant par les bras.

La dame bien mise fut secouée d’un tremblement, mais, chose étrange, en dépit des injures les plus grossières, elle prit une attitude de politesse extrême et de profonde attention, et même, plus le langage de l’officier devenait brutal et plus le sourire que la matrone adressait au terrible lieutenant était courtois et charmant. On eût dit que ce flot de jurons lui causait du plaisir. Elle ne tenait pas en place, multipliait ses révérences, en attendant qu’on lui permît enfin de placer un mot.

– Il n’y a eu chez moi ni tapage, ni rixe, monsieur le Capitaine, aucun, aucun scandale, dit-elle très vite, dans un russe qu’elle parlait couramment, bien qu’avec un accent allemand. Ils sont venus vers trois heures du matin, monsieur le Capitaine, commença-t-elle en souriant, ils étaient ivres, monsieur le Capitaine, je vous raconterai tout, Capitaine, nous ne sommes pas coupables, ni moi ni les demoiselles, car je tiens une maison respectable, monsieur le Capitaine, et nos manières sont toujours comme il faut, je n’admets jamais, jamais aucun scandale. Eux, ils étaient ivres ils ont demandé trois bouteilles de champagne, et puis, l’un d’eux s’est mis debout, a levé les pieds et a commencé à jouer du piano avec. C’est très mal dans une maison convenable. Il m’a cassé tout mon piano; ce ne sont pas de bonnes manières, que j’ai dit; c’est impoli, que j’ai dit. Et lui me répliqua qu’il a toujours joué ainsi dans les concerts, devant le public, puis il saisit une bouteille avec laquelle il se mit à pousser par derrière une demoiselle; puis il m’en frappa de toutes ses forces sur la joue. Alors j’ai appelé le portier; Karl est venu, mais l’autre a saisi Karl, lui a poché un œil et m’a donné encore trois claques sur la joue. C’est tellement peu délicat de se comporter ainsi dans une maison convenable, monsieur le Capitaine. Je criais en pleurant, monsieur le Capitaine, et lui, ouvrit la fenêtre donnant sur le canal et se mit à hurler par la croisée comme un pourceau. C’est une honte! Comment peut-on hurler comme un pourceau par la croisée. C’est honteux! C’est une honte! Foui-foui-foui, on ne peut pas permettre aux visiteurs de se comporter ainsi: moi-même, bien que je sois la patronne je ne peux pas me conduire ainsi; dans ma maison, monsieur le Capitaine, personne encore n’a crié à travers la croisée comme un pourceau. Karl le tira par les basques de son frac pour lui faire quitter la fenêtre, et, c’est vrai, Capitaine, il lui déchira sein Rock. Alors l’autre réclama en criant une amende de quinze roubles. Je lui donnai moi-même mon Capitaine, douze roubles. Quel visiteur peu délicat, monsieur le Capitaine, il a pris l’argent et, devant toutes ces demoiselles a fait une saleté au milieu de la pièce. J’aime, a-t-il dit, le faire toujours, j’écrirai une satire sur votre compte, et je la publierai dans le journal car je peux inventer pour les journaux n’importe quoi et sur n’importe qui.

– C’est donc un écrivain.

– Oh! monsieur le Capitaine, c’est un visiteur mal élevé, puisque dans une maison comme il faut, devant les demoiselles, mon Capitaine, au beau milieu du plancher…

– Voyons! voyons! Du calme! Je t’en ficherai une maison comme il faut! Eh bien! vieille, continua-t-il sur un ton plus doux, je te pardonne. Je t’avais pourtant prévenue, je t’avais prévenue trois fois. S’il se produit encore un seul scandale chez toi, respectable Louisa Ivanovna, je te fais coffrer, comme on dit dans le grand style. Ainsi donc un écrivain, un littérateur a pris douze roubles pour la basque de son habit.

– Ilia Petrovitch, dit de nouveau à voix basse le greffier; le lieutenant le regarda vivement. Le jeune homme hocha légèrement la tête.

– Naturellement. Les voilà bien, ces littérateurs! (Et il me jeta un regard mi-sévère, mi-moqueur) avant-hier, dans un cabaret, il est arrivé une histoire du même genre: un monsieur qui avait dîné et qui refusait de payer, ou, disait-il, je vous décris dans une pièce satirique. Un troisième a injurié, l’autre semaine, à bord d’un bateau, une famille respectable: un conseiller d’État, sa fille et sa femme. Il y a trois jours, dans une confiserie, des officiers ont ordonné de chasser à coups de pied un écrivaillon. Les voilà, les auteurs, les littérateurs, les étudiants, les prophètes! Diable! Et vous, pourquoi donc ne vous êtes-vous pas présenté plus tôt? s’adressa-t-il à un homme vêtu d’une sibirka et d’un gilet crasseux en soie noire et qui avait l’air d’un petit-bourgeois. Et toi, file, tu viendras encore me parler de maison comme il faut. Au beau milieu!…