Cette besogne achevée, Raskolnikov introduisit les doigts dans une petite fente entre le divan turc et le plancher et en retira un gage qu’il y avait caché depuis longtemps. À vrai dire, ce gage n’en était pas un. C’était tout bonnement une petite planchette de bois poli juste de la grandeur qu’aurait pu avoir un porte-cigarettes d’argent. Il l’avait trouvée par hasard pendant une de ses promenades, dans une cour attenant à un atelier. Il y joignit plus tard une petite plaque de fer très mince et polie, mais de dimensions moindres et qu’il avait également ramassée dans la rue le même jour. Après avoir serré l’un contre l’autre les deux objets, il les attacha solidement à l’aide d’un fil, puis les enveloppa dans un papier blanc et il en fit un petit paquet, auquel il essaya de donner un aspect aussi élégant que possible, et tel que les liens en fussent difficiles à défaire. C’était un moyen de détourner un instant l’attention de la vieille. Pendant qu’elle s’escrimerait sur le nœud, le visiteur pourrait saisir l’instant propice. Quant à la plaque de fer, elle était destinée à donner plus de poids au prétendu gage, afin que l’usurière, au premier instant tout au moins, ne pût se douter que c’était un simple morceau de bois. Tous ces objets, il les avait cachés, pour le moment où il en aurait besoin, sous son divan.
Il venait à peine de les en tirer qu’il entendit crier dans la cour.
– Six heures passées déjà!
– Depuis longtemps, mon Dieu!
Il se précipita sur la porte, prêta l’oreille, saisit son chapeau et se mit à descendre ses treize marches avec précaution, d’un pas feutré de chat. Il lui restait à accomplir la besogne la plus importante! Voler la hache de la cuisine. Pour ce qui est du choix de la hache comme instrument, il y avait longtemps que sa décision était prise. Il possédait, il est vrai, une sorte de sécateur, mais l’instrument ne lui inspirait pas confiance et surtout il se défiait de ses forces. Voilà pourquoi il avait définitivement arrêté son choix sur la hache.
Notons, à propos de ces résolutions, une particularité étrange: à mesure qu’elles s’affirmaient, elles lui semblaient de plus en plus monstrueuses et absurdes. Malgré la lutte effroyable qui se livrait en son âme, il ne pouvait admettre, un seul instant, que ses projets fussent réalisables.
Bien plus, s’il était arrivé un jour que ces questions fussent tranchées, tous les doutes levés, les difficultés aplanies, il aurait probablement renoncé immédiatement à son dessein comme à une chose absurde, monstrueuse et impossible. Mais il restait encore une foule de points à élucider et tout un monde de problèmes à résoudre. Quant à se procurer la hache, c’était un détail infime qui ne l’inquiétait pas le moins du monde, car rien n’était plus facile. Le fait est que Nastassia, le soir surtout, était continuellement sortie: tantôt elle allait chez les voisins ou bien elle descendait chez les boutiquiers et elle laissait toujours la porte ouverte. Les querelles que lui faisait sa maîtresse n’avaient pas d’autre cause. Ainsi, il suffirait donc d’entrer tout doucement dans la cuisine, le moment venu, et de prendre la hache, puis une heure plus tard, quand tout serait fini, de la remettre à sa place. Mais cela n’irait peut-être pas tout seul. Il pouvait arriver, par exemple, qu’au bout d’une heure, quand il viendrait pour remettre la hache à sa place, Nastassia fût rentrée. Naturellement, il devrait alors monter dans sa chambre et attendre une nouvelle occasion. Mais si, par hasard, elle remarquait pendant ce temps-là l’absence de la hache et se mettait à la chercher, puis à crier? Voilà comment naît le soupçon, ou tout au moins, comment il peut naître. Toutefois, ce n’étaient que des détails auxquels il ne voulait point songer. Il n’en avait d’ailleurs pas le temps. Il réfléchissait à la partie essentielle de la chose et remettait les points secondaires jusqu’au moment où il aurait pris son parti. Or c’est cela qui lui paraissait absolument impossible. Il ne pouvait, par exemple, s’imaginer qu’il allait mettre fin à ses réflexions et se lever pour se diriger tout simplement là-bas. Même sa récente répétition (c’est-à-dire la visite qu’il avait faite à la vieille avec l’intention d’examiner définitivement les lieux), il s’en était fallu de beaucoup qu’elle fût sérieuse. Il s’était dit: «Allons voir et essayons au lieu de rêvasser ainsi», mais il n’avait pu soutenir son rôle; il s’était enfui, furieux contre lui-même. Pourtant, il semblait qu’au point de vue moral on pût considérer la question comme résolue. Sa casuistique aiguisée comme un rasoir avait eu raison de toutes les objections. Cependant, n’en rencontrant plus dans son esprit, il en cherchait avec un entêtement d’esclave, en dehors de lui, comme s’il eût voulu s’accrocher, se retenir. Les événements si imprévus de la veille, qui avaient décidé de la chose, agissaient sur lui d’une façon presque automatique, comme si quelqu’un l’eût entraîné par la main avec une force aveugle, irrésistible et surhumaine, qu’un pan de son habit eût été pris dans une roue d’engrenage, et qu’il se sentît happé lui-même peu à peu par la machine.
Au début, il y avait d’ailleurs bien longtemps de cela, une question le préoccupait entre toutes: pourquoi tous les crimes sont-ils si facilement découverts et retrouve-t-on si aisément la trace des coupables? Il arriva peu à peu à différentes conclusions fort curieuses. Selon lui, la principale raison de ce fait provenait moins de l’impossibilité matérielle de cacher le crime que de la personnalité du criminel.
Ce dernier était frappé, au moment du crime, d’une diminution de la volonté et de la raison; ces qualités étaient remplacées, au contraire, par une sorte de légèreté enfantine et vraiment phénoménale, à l’instant où la prudence et la circonspection étaient le plus nécessaires. Il assimilait cette éclipse du jugement et cette perte de la volonté à une maladie qui se développerait lentement, atteindrait son maximum d’intensité peu de temps avant la perpétration du crime et subsisterait dans cet état stationnaire au moment de celui-ci et quelque temps après (la période dépendant de l’individu) pour se terminer ensuite comme finissent toutes les maladies. Une question se posait: la maladie détermine-t-elle le crime ou celui-ci est-il fatalement, par nature, accompagné de phénomènes qui rappellent la maladie? Mais le jeune homme ne se sentait pas encore capable de résoudre ce problème.
Arrivé à ces conclusions, il se persuada que lui, personnellement, était à l’abri de ces bouleversements morbides, qu’il conserverait la plénitude de son intelligence et de sa volonté pendant toute la durée de son entreprise, pour cette seule raison que ce projet «n’était pas un crime»… Nous ne rapporterons pas la série de réflexions qui l’amenèrent à cette certitude… Ajoutons seulement que les difficultés purement matérielles, le côté pratique le préoccupaient fort peu.