– Bah! mais oui, au fait! s’écria Koch tout stupéfait. Mais alors, qu’est-ce qu’elles font? Il se mit à secouer furieusement la porte.
– Arrêtez, reprit le jeune homme, ne tirez pas comme cela, il y a quelque chose de louche là-dessous… Vous avez sonné, tiré sur la porte et elles n’ouvrent pas, cela veut dire qu’elles sont toutes les deux évanouies, ou alors…
– Quoi?
– Oui! Allons chercher le concierge pour qu’il les réveille lui-même.
– C’est une idée.
Tous deux se mirent en devoir de descendre.
– Attendez. Restez ici, moi j’irai chercher le concierge.
– Et pourquoi resterais-je?
– Qui sait ce qui peut arriver?
– Soit…
– Voyez-vous, je fais mes études pour être juge d’instruction. Il y a quelque chose qui n’est pas clair ici, c’est évident, é-vi-dent, fit le jeune homme avec chaleur; et il se mit à descendre l’escalier quatre à quatre.
Koch, resté seul, sonna encore une fois tout doucement, puis il se mit à tourmenter d’un air songeur le bouton de la porte, le tirant à lui, puis le laissant aller, pour mieux se convaincre qu’elle n’était fermée qu’au verrou. Ensuite il se baissa en soufflant et voulut regarder par le trou de la serrure, mais on avait laissé la clef dedans, de sorte qu’il était impossible de rien voir.
Debout, devant la porte, Raskolnikov serrait la hache dans ses mains. Il semblait en proie au délire. Il était même prêt à se battre avec ces hommes quand ils pénétreraient dans l’appartement. En les entendant cogner et se concerter entre eux il avait été plus d’une fois prêt à en finir d’un coup et à les interpeller à travers la porte. Parfois il éprouvait l’envie de les injurier et de les narguer, jusqu’à ce qu’ils ouvrent. Il songea même: «Ah! qu’ils en finissent au plus vite!»
– Qu’est-ce qu’il fait donc, diable?…
Le temps passait, une minute, une autre et personne ne venait. Koch commençait à s’énerver.
– Mais, qu’est-ce qu’il fait, diable?… gronda-t-il soudain; à bout de patience, il abandonna la faction et se mit à descendre d’un pas pesant en faisant sonner lourdement ses bottes sur l’escalier.
«Seigneur! que faire?»
Raskolnikov tira le verrou, entrebâilla la porte; on n’entendait pas un bruit, il sortit sans plus réfléchir, ferma la porte du mieux qu’il put et s’engagea dans l’escalier.
Il avait déjà descendu trois marches quand il entendit un grand vacarme à l’étage en dessous. Où se fourrer? Nulle part où se cacher; il remonta rapidement.
– Hé, maudit, que le diable… Arrêtez-le.
Celui qui poussait ces cris venait de surgir d’un appartement du dessous et s’engageait dans l’escalier non pas au galop, mais comme une trombe en criant à tue-tête:
– Mitka, Mitka, Mitka, Mitka, Mitka, le diable l’emporte, le fou!
Les cris s’étouffaient; les derniers venaient déjà de la cour; puis tout retomba dans le silence. Mais au même instant plusieurs individus qui s’entretenaient bruyamment entre eux se mirent à monter tumultueusement l’escalier; ils étaient trois ou quatre. Raskolnikov distingua la voix sourde du jeune homme de tout à l’heure. «C’est eux!» pensa-t-il.
N’espérant plus leur échapper, il alla carrément à leur rencontre.
«Arrive que pourra! S’ils m’arrêtent tout est perdu; mais s’ils me laissent passer aussi, car ils se souviendront de moi.» La rencontre paraissait inévitable; un étage à peine les séparait, quand soudain! – le salut: à quelques marches de lui, sur sa droite, un appartement vide avait sa porte grande ouverte. Ce même logement du deuxième étage où travaillaient les peintres tout à l’heure – et qu’ils venaient de quitter comme par un fait exprès. C’étaient eux probablement qui étaient sortis en poussant les cris. Les planchers étaient fraîchement repeints; au milieu de la chambre traînaient encore un cuveau, une boîte de peinture et un pinceau. Raskolnikov se glissa dans le logement et se dissimula contre la muraille; il était temps; les hommes étaient déjà sur le palier mais ils ne s’y arrêtèrent pas et continuèrent à monter vers le quatrième, en causant toujours bruyamment. Il attendit un instant, puis sortit sur la pointe des pieds et descendit précipitamment.
Personne dans l’escalier; personne sous la porte cochère; il en franchit rapidement le seuil et tourna à gauche.
Il savait fort bien, il savait parfaitement que les hommes étaient en ce moment dans le logis de la vieille, qu’ils étaient fort surpris de trouver ouverte la porte tout à l’heure close, qu’ils examinaient les cadavres et qu’il ne leur faudrait pas plus d’une minute pour deviner que le meurtrier était à l’instant encore dans l’appartement et qu’il venait à peine de fuir; peut-être devineraient-ils aussi qu’il s’était caché dans l’appartement vide pendant qu’ils montaient.
Pourtant, il n’osait pas hâter le pas, bien qu’il lui restât cent pas à faire jusqu’au premier coin de rue.
«Si je me glissais sous une porte cochère, pensa-t-il, et si j’attendais un moment dans l’escalier d’une autre maison? Non, c’est mauvais. Jeter ma hache? prendre une voiture? Ah, malheur! malheur!»
Ses pensées s’embrouillaient; enfin une ruelle s’offrit à lui, il s’y engagea plus mort que vif; il était à moitié sauvé, – il le comprenait, – il risquait déjà moins d’être soupçonné et, d’autre part, la ruelle était pleine de passants, il s’y perdait comme un grain de sable.
Mais toutes ces angoisses l’avaient tellement affaibli qu’il avait peine à marcher. De grosses gouttes de sueur coulaient sur son visage; son cou était tout trempé.
– Encore un qui a son compte! lui cria quelqu’un comme il débouchait devant le canal.
Il n’avait plus sa tête à lui; plus il allait, plus son esprit se troublait. Toutefois, en arrivant sur le quai, il s’effraya de le voir presque vide; de crainte d’être remarqué, il regagna la ruelle. Quoique prêt à tomber d’épuisement, il fit un détour pour rentrer chez lui.
Quand il franchit la porte de sa maison, il n’avait pas encore retrouvé ses esprits. Il était dans l’escalier lorsqu’il se souvint de la hache.
Il lui restait à mener à bien une opération des plus importantes: la remettre à sa place sans attirer l’attention. Naturellement il n’était plus en état de comprendre qu’il valait mieux ne pas rapporter la hache à l’endroit où il l’avait prise, mais s’en débarrasser en la jetant, par exemple, dans la cour d’une autre maison.
Pourtant, tout se passa le mieux du monde. La porte de la loge était fermée, mais pas à clef: le concierge, probablement était chez lui. Mais Raskolnikov avait si bien perdu toute faculté de raisonner, qu’il s’approcha de la loge et ouvrit la porte.
Si l’autre avait surgi à cet instant pour lui demander: «Que voulez-vous?» peut-être lui aurait-il tout bonnement tendu la hache. Mais cette fois encore la loge se trouvait vide et cette circonstance permit au jeune homme de replacer la hache sous le banc, à l’endroit où il l’avait trouvée; il la recouvrit même d’une bûche, comme elle était tantôt.
Ensuite il monta jusqu’à sa chambre, sans rencontrer personne; la porte de l’appartement de la logeuse était close.