– Il l’appelle Pachenka. Ah! le gredin, fit la servante quand il eut tourné les talons; ensuite, elle ouvrit la porte et se mit aux écoutes; mais, au bout d’un instant, elle n’y put tenir et descendit en toute hâte. Elle était trop curieuse de savoir ce que Razoumikhine pouvait avoir à dire à sa patronne. L’étudiant semblait du reste l’avoir fascinée.
À peine avait-elle refermé la porte en s’en allant que le malade rejetait sa couverture et sautait à bas du lit comme un fou. Il avait attendu avec une impatience angoissée, presque convulsive, le moment où il serait seul pour se mettre à la besogne. Mais quelle était cette besogne à entreprendre? Il ne pouvait plus s’en souvenir. «Seigneur! fais-moi connaître une seule chose. Savent-ils tout ou ignorent-ils encore l’affaire? Peut-être en sont-ils instruits déjà et ne font-ils semblant de rien parce que je suis malade? Ils se réservent d’entrer un jour me dire que tout leur est connu depuis longtemps et qu’ils ne se taisaient que… Mais qu’ai-je à faire? Voilà que je l’ai oublié comme par un fait exprès, oublié brusquement quand j’y pensais il y a à peine une minute…» Il restait debout au milieu de la pièce et regardait autour de lui avec angoisse, puis il s’approcha de la porte, l’entr’ouvrit, prêta l’oreille; non ce n’était pas cela. Tout à coup, la mémoire parut lui revenir; il se précipita vers le coin où la tapisserie était déchirée, introduisit sa main dans le trou, y fouilla; mais ce n’était pas cela non plus. Il se dirigea vers le poêle, l’ouvrit et chercha parmi les cendres: les lambeaux du pantalon effrangé, les petits chiffons provenant de la doublure de sa poche s’y trouvaient toujours; personne n’avait donc regardé dans le poêle. Il se souvint alors de la chaussette dont Razoumikhine venait de lui parler. Il est vrai qu’elle traînait sur le divan, à peine cachée par la couverture, mais elle était si usée, si boueuse que Zamiotov n’avait sans doute pu rien remarquer.
«Bah! Zamiotov… le commissariat… Et pourquoi me convoque-t-on à ce commissariat? Où est la citation? Bah… je confonds; c’est l’autre jour qu’on m’a fait venir; ce jour-là, j’ai également examiné ma chaussette… Et pourquoi Zamiotov est-il venu? Pourquoi Razoumikhine l’a-t-il amené? marmottait-il, tout épuisé, en se rasseyant sur son divan. Mais que se passe-t-il? Ai-je toujours le délire ou est-ce la réalité? La réalité, il me semble… Ah! oui, je me souviens. Fuir, il faut fuir, fuir au plus vite. Oui… mais où aller? et où sont mes vêtements? Je n’ai plus de bottes. On me les a prises, cachées, je comprends! et voilà mon pardessus. Il a échappé à leurs investigations et voilà l’argent sur la table, grâce à Dieu; tiens, le billet… Je vais prendre l’argent, m’en aller et louer un autre logement; ils ne me trouveront pas… Mais le bureau des adresses? Ils me découvriront. Razoumikhine me trouvera, lui! Il vaut mieux fuir, quitter le pays, m’en aller très loin, en Amérique. Là je me moquerai d’eux. Et prendre le billet… il me servira là-bas. Que prendrai-je encore? Ils me croient malade. Ils pensent que je ne suis pas en état de marcher, hé, hé, hé! J’ai vu à leurs yeux qu’ils savent tout. Il n’y a que la descente de cet escalier qui m’effraye. Mais si la maison est gardée, si je trouve des agents de police en bas, hein? Qu’est-ce qu’il y a là? Du thé, tiens, et voilà de la bière qui est restée, toute une demi-bouteille, et fraîche.»
Il saisit la bouteille qui contenait encore un bon verre de bière et la vida d’un trait avec délice, car sa poitrine était en feu. Mais une minute n’était pas passée que la boisson lui montait à la tête; un frisson léger, agréable même, lui courut dans le dos. Il s’étendit, tira la couverture sur lui. Ses pensées déjà troublées et incohérentes se brouillaient de plus en plus; bientôt un sommeil délicieux s’empara de lui. Il posa voluptueusement la tête sur l’oreiller, s’enveloppa dans la moelleuse couverture ouatée qui avait remplacé son vieux manteau déchiré, poussa un faible soupir et s’endormit d’un sommeil profond et salutaire.
Il fut réveillé par un bruit de pas, ouvrit les yeux et aperçut Razoumikhine qui avait ouvert la porte, mais hésitait sur le seuil. Raskolnikov se souleva vivement et le regarda comme s’il cherchait à retrouver un souvenir.
– Ah! tu ne dors plus. Eh bien, me voilà! Nastassia, monte ici le paquet, cria Razoumikhine penché sur l’escalier. Je vais te rendre mes comptes…
– Quelle heure est-il? demanda Raskolnikov, en promenant autour de lui un regard inquiet.
– Oui, on peut dire que tu as fait un bon somme, mon ami, le soir tombe, il doit être six heures. Tu as dormi plus de six heures…
– Seigneur, comment ai-je pu?…
– Et que vois-tu de mal à ça? Cela fait du bien. Quelle était cette affaire pressante que tu as manquée, dis-moi? Un rendez-vous? Tu as tout le temps. Il y a au moins trois heures que j’attends ton réveil. Je suis passé deux fois chez toi; tu dormais toujours. Je suis allé également deux fois chez Zossimov; il était absent, toujours absent, et voilà… Mais n’importe, il viendra… J’ai eu, en outre, à m’occuper de mes petites affaires: je déménage aujourd’hui en emmenant mon oncle, car j’ai maintenant mon oncle chez moi… Allons, assez causé, à notre affaire maintenant. Nastenka, passe-nous le paquet, nous allons… Mais comment te sens-tu, mon vieux?
– Je me porte bien, je ne suis pas malade… Razoumikhine, il y a longtemps que tu es là?
– Je te dis qu’il y a trois heures que j’attends ton réveil.
– Non, mais avant?
– Quoi, avant?
– Depuis quand viens-tu ici?
– Mais, voyons, je te l’ai dit tantôt. L’aurais-tu oublié?
Raskolnikov parut songer. Les incidents de la journée lui apparaissaient comme dans un rêve. Ses efforts de mémoire restant infructueux, il interrogea du regard Razoumikhine.
– Hum, fit l’autre. Tu as oublié… J’avais bien cru remarquer tout à l’heure que tu n’étais pas dans ton assiette. Mais le sommeil t’a fait du bien… Non, vrai, tu as bien meilleure mine. Bravo! Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. La mémoire te reviendra tout à l’heure, tu verras. En attendant, jette un coup d’œil par ici, mon brave homme!
Il se mit à défaire le paquet qui semblait le préoccuper fort.
– Cela, frère, était, si tu veux m’en croire, la question qui me tenait le plus à cœur. Car enfin, il faut bien faire un homme de toi. Commençons par le haut. Tu vois cette casquette? fit-il en tirant du paquet une casquette assez jolie, quoique ordinaire, et qui ne devait pas valoir cher. Je me permets de te l’essayer?
– Pas maintenant, plus tard, proféra Raskolnikov en repoussant son ami avec un geste d’impatience.
– Non, ami Rodia, tu dois te laisser faire, plus tard il sera trop tard. Pense, je ne pourrais pas en dormir de la nuit, d’inquiétude, j’ai acheté au jugé. Elle va parfaitement, s’écria-t-il, triomphant après l’avoir essayée, parfaitement; on jurerait qu’elle a été faite sur mesure. La coiffure, mon ami, c’est la chose essentielle dans le costume; cela vaut une lettre de recommandation… Mon ami Tolstiakov enlève toujours son couvre-chef en entrant dans un lieu public où tous gardent leurs chapeaux et leurs casquettes. Tout le monde attribue ce geste à des sentiments serviles, quand lui a tout simplement honte de son nid à poussière, de son chapeau, quoi! Que veux-tu, c’est un homme si timide! Eh bien, Nastenka, vous avez là deux couvre-chefs: lequel préférez-vous, ce palmerston (il tira d’un coin le chapeau tout déformé de Raskolnikov qu’il appelait palmerston pour quelque raison connue de lui seul), ou ce petit bijou? Devine un peu ce que je l’ai payée, Rodia? Qu’en penses-tu, Nastassiouchka? ajouta-t-il, voyant que son ami ne répondait rien.