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– Transformations dans les phénomènes économiques…, commença Zossimov.

– Comment l’expliquer? intervint Razoumikhine. Eh bien, justement par ce manque d’activité raisonnée…

– Que voulez-vous dire?

– Et qu’a répondu votre professeur faussaire quand on l’interrogeait?

– «Tout le monde s’enrichit de différentes manières; eh bien, j’ai voulu, moi aussi, m’enrichir au plus vite.» Je ne me souviens plus de l’expression qu’il a employée, mais il voulait dire: gagner au plus vite, sans effort… On s’habitue à ne pas se donner de peine, à marcher en lisières et à n’avaler que de la nourriture toute mâchée. L’heure a sonné où chacun se montre tel qu’il est…

– Mais, cependant, la morale? Et les lois pour ainsi dire…

– Mais de quoi vous inquiétez-vous donc? fit tout à coup Raskolnikov; tout cela est l’application de votre propre théorie!

– Comment de ma propre théorie?

– Oui; la conclusion logique du principe que vous posiez tout à l’heure, c’est qu’on peut assassiner…

– Permettez,… s’écria Loujine.

– Non, c’est faux, fit Zossimov.

Raskolnikov était pâle et respirait avec peine; sa lèvre supérieure tremblait convulsivement.

– Il y a une mesure à tout, poursuivit Loujine d’un air hautain, une idée économique n’est pas encore, que je sache, une provocation à l’assassinat, et si l’on suppose…

– Et est-il vrai, l’interrompit Raskolnikov d’une voix tremblante de colère, mais pleine d’une joie hostile en même temps, est-il vrai que vous avez dit à votre fiancée… à l’heure où elle venait d’agréer votre demande, que ce qui vous rendait le plus heureux… c’était qu’elle était pauvre, car il vaut mieux épouser une femme pauvre pour pouvoir la dominer ensuite et lui reprocher les bienfaits dont on l’a comblée?…

– Monsieur, s’écria furieusement Loujine, éperdu de colère, Monsieur, dénaturer ainsi ma pensée! Excusez-moi, mais je dois vous déclarer que les bruits parvenus jusqu’à vous ou plutôt portés à votre connaissance ne présentent pas une ombre de fondement et je… soupçonne d’où… cette flèche… En un mot, votre maman… elle m’a d’ailleurs semblé, malgré toutes ses excellentes qualités, avoir l’esprit un peu… un peu exalté et romanesque, mais j’étais cependant à mille lieues de supposer qu’elle pût se méprendre à ce point sur le sens de mes paroles et les citer en les altérant ainsi… et enfin… enfin…

– Savez-vous une chose? vociféra le jeune homme, en se soulevant sur son oreiller et en le fixant d’un regard enflammé, savez-vous une chose?

– Laquelle?

Sur ce mot, Loujine s’arrêta et attendit d’un air de défi. Le silence dura quelques secondes.

– Eh bien! si vous vous permettez encore une fois… de dire un seul mot au sujet de ma mère… je vous jette en bas de l’escalier.

– Mais que te prend-il? cria Razoumikhine.

– Ah! c’est comme cela? bien. Loujine avait pâli et se mordait la lèvre.

– Écoutez-moi donc, Monsieur, commença-t-il lentement et tendant tous ses nerfs pour se dominer. L’accueil que vous m’avez fait ne m’a guère laissé de doutes sur votre inimitié et je n’ai prolongé ma visite que pour être mieux édifié là-dessus. J’aurais pardonné bien des choses à un malade, à un parent, mais maintenant, jamais… voyez-vous.

– Je ne suis pas malade, cria Raskolnikov.

– D’autant plus…

– Allez-vous-en au diable!

Mais Loujine n’avait pas attendu cette invitation; il se faufilait entre la chaise et la table. Razoumikhine cette fois se leva pour le laisser passer. Loujine ne le regarda pas et sortit sans même saluer Zossimov qui, depuis un moment, lui faisait signe de laisser le malade tranquille. À le voir s’en aller, le dos voûté, on devinait qu’il n’oublierait pas l’offense terrible qu’il avait reçue.

– Peut-on se conduire ainsi, non, mais peut-on se conduire ainsi? faisait Razoumikhine en hochant la tête d’un air préoccupé.

– Laissez-moi, laissez-moi tous! vociféra Raskolnikov dans un transport de fureur. Mais allez-vous me laisser, bourreaux que vous êtes! Je ne vous crains pas. À présent, je ne crains plus personne, personne. Allez-vous-en; je veux être seul, seul, seul!

– Partons, fit Zossimov, en faisant un signe à Razoumikhine.

– Mais, voyons, peut-on le laisser ainsi?

– Partons, insista le docteur.

Razoumikhine parut réfléchir, puis s’en alla le rejoindre.

– Cela aurait pu tourner plus mal si nous avions refusé de lui obéir, fit Zossimov dans l’escalier. Il ne faut pas l’irriter.

– Qu’a-t-il?

– Une secousse qui l’arracherait à ses préoccupations lui ferait le plus grand bien. Tout à l’heure, il était capable… Tu sais, il a quelque préoccupation, un souci qui le ronge, le tracasse…

– C’est ce qui m’inquiète beaucoup!

– Ce monsieur Piotr Petrovitch y est peut-être pour quelque chose. D’après leur conversation, il apparaît que l’autre épouse sa sœur et que Rodia en a reçu la nouvelle peu de temps avant sa maladie…

– Oui, c’est vraiment le diable qui l’a amené ici, car sa visite a peut-être gâté toute l’affaire? Et as-tu remarqué qu’il semble indifférent à tout, qu’un sujet seul est capable de le faire sortir de son mutisme: ce meurtre?

«Aussitôt qu’on en parle, le voilà hors de lui…

– Oui, oui, approuva Razoumikhine; je l’ai parfaitement remarqué. Il devient attentif alors et paraît inquiet. C’est le jour où il est tombé malade qu’ils lui ont fait peur avec cette histoire à la police; il s’est même évanoui.

– Tu me raconteras l’histoire dans tous ses détails ce soir et moi, à mon tour, je te dirai quelque chose. Il m’intéresse infiniment. Je reviendrai le voir dans une demi-heure… La fièvre cérébrale n’est pas à redouter du reste…

– Je te remercie. Moi, je vais passer un moment chez Pachenka et je le ferai surveiller par Nastassia.

Raskolnikov, resté seul, eut un regard d’impatience angoissée vers Nastassia, mais elle ne mettait pas de hâte à s’en aller.

– Tu boiras peut-être ton thé, maintenant? demanda-t-elle.

– Plus tard; je veux dormir, laisse-moi…

Il se tourna d’un geste convulsif du côté du mur et Nastassia quitta la pièce.

VI .

À peine était-elle sortie qu’il se levait, mettait le crochet à la porte, dénouait le paquet de vêtements apportés tout à l’heure par Razoumikhine et se mettait à les revêtir. Fait bizarre, il semblait apaisé tout à coup. La frénésie qui s’était emparée de lui et la terreur panique de ces derniers jours l’avaient abandonné. C’était sa première minute de calme, d’un calme brusque, étrange. Ses gestes étaient sûrs et précis: ils exprimaient une forte volonté. «Aujourd’hui, aujourd’hui même», marmottait-il. Il se rendait compte cependant de son état de faiblesse, mais l’extrême tension morale à laquelle il devait son sang-froid lui donnait de l’assurance et semblait lui insuffler des forces. Du reste il espérait ne pas tomber dans la rue. Quand il fut vêtu de neuf de la tête aux pieds, il contempla un moment l’argent resté sur la table, parut réfléchir et le mit dans sa poche. La somme se montait à vingt-cinq roubles. Il prit aussi la menue monnaie rapportée par Razoumikhine sur les dix roubles destinés à l’achat des vêtements, puis retira doucement le crochet, sortit de la chambre, descendit l’escalier et jeta un coup d’œil dans la cuisine dont la porte était grande ouverte; Nastassia lui tournait le dos, tout occupée à souffler sur le samovar; elle n’entendit rien. D’ailleurs, qui aurait pu prévoir cette fugue?