Elle voulut prendre la cuvette et l’apporter à Raskolnikov, mais ses forces la trahirent et peu s’en fallut qu’elle ne tombât. Le jeune homme était parvenu à trouver une serviette et, l’ayant trempée dans l’eau, il en lava le visage ensanglanté de Marmeladov. Katerina Ivanovna, debout à ses côtés, avait peine à respirer; ses mains se crispaient sur sa poitrine. Elle avait elle-même grand besoin de soins. Raskolnikov commençait à se dire qu’il avait peut-être eu tort de faire transporter le blessé chez lui.
– Polia, s’écria Katerina Ivanovna, cours chez Sonia, vite, dis-lui que son père a été écrasé par une voiture, qu’elle vienne ici, immédiatement. Si tu ne la trouves pas chez elle, tu diras aux Kapernaoumov de lui faire la commission dès qu’elle sera rentrée. Dépêche-toi, tiens, mets ce fichu sur la tête. La pièce, entre-temps, s’était remplie si bien qu’une épingle n’aurait pu y tomber. Les agents étaient partis, sauf un seul qui essayait de refouler le public sur le palier, mais, tandis qu’il s’y efforçait, tous les locataires de Mme Lippevechsel au grand complet, ou peu s’en fallait, quittaient leurs pièces respectives et se pressaient sur le seuil de la porte; puis bientôt ils se précipitèrent en masse dans la pièce même…
Katerina Ivanovna entra en fureur:
– On ne laisse même pas les gens mourir en paix, cria-t-elle à la foule. Vous croyez avoir trouvé un spectacle, n’est-ce pas? et vous y venez, la cigarette à la bouche… Han… han… han! Il ne nous manque plus que de vous voir entrer en chapeau. Et encore, en voilà un qui a gardé le sien. Ayez au moins le respect de la mort.
La toux l’étouffa, mais cette semonce fit son effet; on semblait la craindre dans la maison. Les locataires repassèrent la porte, l’un après l’autre, avec cet étrange sentiment de satisfaction intime que l’homme le plus compatissant ne peut s’empêcher d’éprouver à la vue du malheur d’autrui, fût-ce celui d’un ami cher.
Du reste, quand ils furent sortis, quelques-uns d’entre eux firent remarquer, derrière la porte, qu’il y avait l’hôpital pour ces cas-là et qu’il était inconvenant de troubler la paix de la maison.
– Il est inconvenant de mourir, cria Katerina Ivanovna et elle se précipita pour ouvrir la porte et les foudroyer de sa colère, mais elle se heurta sur le seuil à la logeuse elle-même, Mme Lippevechsel, qui venait d’apprendre le malheur et accourait rétablir l’ordre dans l’appartement. C’était une Allemande, extrêmement brouillonne et tracassière.
– Ah! Seigneur mon Dieu! fit-elle en frappant ses mains l’une contre l’autre. Votre mari ivre – par le cheval écrasé. Il faut l’emmener hôpital! Moi, je suis propriétaire.
– Amalia Ludwigovna! Je vous prie de penser à ce que vous dites, commença Katerina Ivanovna d’un air hautain (elle lui parlait toujours sur ce ton, afin de l’obliger à «ne pas oublier son rang» et elle ne put, même à pareil moment, se refuser ce plaisir), Amalia Ludwigovna…
– Je vous ai déjà dit, une fois pour toutes, de ne jamais m’appeler Amalia Ludwigovna. Je suis Amal Ivan.
– Vous n’êtes pas Amal Ivan, mais Amalia Ludwigovna et, comme je ne fais pas partie du groupe de vos vils flatteurs, tels que M. Lebeziatnikov, qui rit en ce moment derrière la porte (on entendit en effet ricaner derrière la porte et crier: «Les voilà qui s’empoignent!»), je continuerai à vous appeler Amalia Ludwigovna, quoique je ne puisse décidément comprendre en quoi ce nom vous déplaît. Vous voyez vous-même ce qui est arrivé à Semion Zakharovitch: il agonise. Je vous prie de fermer au plus vite cette porte et de ne laisser entrer personne. Laissez-le au moins mourir tranquillement, sinon je vous assure que le gouverneur général sera, dès demain, instruit de votre conduite. Le prince m’a connue jeune fille; il se souvient parfaitement de Semion Zakharovitch auquel il a rendu service bien des fois. Tout le monde sait que Semion Zakharovitch a eu beaucoup d’amis et de protecteurs. Lui-même, conscient de sa faiblesse, a cessé de les voir par un sentiment de noble fierté, mais maintenant (elle désigna Raskolnikov) nous avons trouvé un appui dans ce magnanime jeune homme qui possède argent et relations et que Semion Zakharovitch connaît depuis son enfance, et soyez sûre, Amalia Ludwigovna…
Tout ce discours fut débité avec une rapidité croissante, mais un accès de toux vint bientôt mettre fin à l’éloquence de Katerina Ivanovna. À ce moment, le mourant reprit ses sens et poussa un gémissement. Elle courut à lui; il avait ouvert les yeux et regardait, d’un air inconscient, Raskolnikov qui était penché sur lui. Sa respiration était rare et pénible; du sang apparaissait aux commissures des lèvres et son front se couvrait de sueur. Il ne reconnut pas le jeune homme et ses yeux commencèrent à errer fiévreusement autour de la pièce. Katerina Ivanovna le considérait d’un regard triste et sévère, des larmes lui coulaient des yeux.
– Seigneur! Il a la poitrine défoncée. Que de sang! Que de sang! fit-elle d’un air désespéré. Il faut lui enlever ses habits. Tourne-toi un peu, Semion Zakharovitch, si tu le peux, lui cria-t-elle.
Marmeladov la reconnut.
– Un prêtre! proféra-t-il d’une voix rauque. Katerina Ivanovna s’en alla vers la fenêtre; elle appuya son front à la vitre et s’écria avec désespoir:
– Ô vie trois fois maudite!
– Un prêtre! répétait le mourant, après un bref silence.
– Ch-chut, cria Katerina Ivanovna. Il obéit et se tut. Ses yeux cherchaient sa femme avec une expression timide et anxieuse. Elle était revenue vers lui et se tenait, à son chevet. Il se calma, mais momentanément. Bientôt ses yeux s’arrêtèrent sur la petite Lidotchka, sa préférée qui tremblait dans son coin comme si elle eût été prise de convulsions et le regardait de ses grands yeux étonnés et fixes.
– A-a, fit-il en la désignant d’un air inquiet. On voyait qu’il voulait dire quelque chose.
– Quoi encore? cria Katerina Ivanovna.
– Nu-pieds, elle est nu-pieds, murmura-t-il en fixant son regard presque inconscient sur les petits pieds nus de l’enfant.
– Tais-toi, cria Katerina Ivanovna d’un air irrité. Tu sais parfaitement pourquoi elle a les pieds nus.
– Dieu soit béni, voilà le docteur! s’écria joyeusement Raskolnikov.
Le docteur, un petit vieillard propret, entra; c’était un Allemand qui jetait autour de lui des regards méfiants. Il s’approcha du malade, lui tâta le pouls, examina attentivement sa tête, puis, avec l’aide de Katerina Ivanovna, il déboutonna sa chemise trempée de sang et mit à nu la poitrine du patient. Elle était toute broyée, toute déchirée; à droite plusieurs côtes étaient brisées; à gauche, à l’endroit du cœur, se voyait une large tache d’un jaune noirâtre et d’une apparence sinistre; c’était la trace d’un violent coup de pied de cheval. Le docteur s’assombrit; l’agent de police lui avait raconté que l’homme avait été happé par une roue et traîné sur une trentaine de pas.
– Il est étonnant qu’il ne soit pas mort sur le coup, confia tout bas le docteur à Raskolnikov.
– Que pensez-vous de lui? demanda celui-ci.
– Il va mourir dans un instant.
– Quoi, n’y a-t-il aucun espoir?
– Pas le moindre. C’est son dernier soupir. Il est, au surplus, très gravement blessé à la tête… Hum… On peut tenter une saignée… mais ce sera inutile; il mourra dans cinq ou dix minutes au plus tard.