Malko ressemblait à une momie sinistre avec la large bande noire lui cachant le visage.
À grand-peine, Chuck et son copain hissèrent son corps jusqu’à l’orifice par lequel on versait le ciment. Son pantalon s’accrocha et se déchira. Enfin, ils parvinrent à enfourner la tête. Les épaules passèrent plus difficilement. Puis le corps disparut en entier. L’engin était vide. Chuck en serait quitte pour arriver un peu plus tôt au chantier afin d’être le premier à charger le ciment à malaxer. Malko disparaîtrait dans la pâte grisâtre et mourrait étouffé. Ensuite la bétonneuse partait directement au chantier sur l’Hudson. Une des piles du wharf serait un peu moins solide que les autres, et voilà tout… C’était un des trucs favoris de la mafia, depuis des années.
Chuck ferma le couvercle de métal et sauta à terre. Même si des flics l’interceptaient en lui demandant ce qu’il faisait avec une bétonneuse à onze heures du soir, ils n’allaient quand même pas regarder dedans ni l’emmener en fourrière… Déjà, la Buick s’éloignait. Il grimpa dans sa cabine et démarra.
Au fond d’une camionnette de la Con Edison, l’opérateur du FBI repoussa ses écouteurs et appela la centrale.
— Il y a du nouveau. Il s’est arrêté. Depuis dix bonnes minutes. Nous tentons de le localiser.
Aussitôt, il reprit le contact avec les voitures gonio qui tournaient dans Harlem. L’émission continuait, régulière et immobile.
Au bout de cinq minutes, les gonios eurent localisé l’émetteur : au coin de la 138e Rue ouest et de la Neuvième Avenue. Un quartier presque uniquement composé de chantiers et d’entrepôts. Le coin idéal pour un guet-apens. Une des voitures du FBI se trouvait à moins d’un demi-mille. Al Katz, du fond de sa Ford arrêtée au coin de Central Park, ordonna :
— Envoyez donc une voiture par là. Qu’elle fasse vite. Voir s’il y a quelque chose de suspect. Rappelez-moi.
Il attendit, nerveux, tapotant sur son accoudoir. Trois minutes plus tard le haut-parleur de la radio annonça :
— Le carrefour est vide. L’émission continue pourtant. Qu’est-ce qu’on fait ?
Al Katz jura longuement. Quelque chose s’était détraqué.
— Contrôlez systématiquement tous les véhicules dans la zone A, ordonna-t-il. Et toutes celles qui sortent de Harlem. Ouvrez les coffres.
Il espérait que les dizaines d’agents du FBI allaient trouver quelque chose. Mais la nuit promettait d’être longue.
John Webster sursauta en entendant le bruit de la bétonneuse, envahi par un immense soulagement. Il en était presque heureux, malgré le pistolet du Noir, assis en face de lui.
— Ils arrivent, les voilà, fit-il.
Le Noir opina gravement.
— On avait dit que ça durerait pas longtemps.
La grosse bétonneuse ralentit pour passer la grille du chantier. De sa cabine, Chuck fit joyeusement bonjour à John. Celui-ci lui rendit son salut. Il se leva et courut jusqu’au véhicule en train de se garer. Son geôlier le laissa faire. Il en fit le tour deux fois. Tout était là, même la boîte à outils, la roue de secours. Chuck sauta à terre.
— Alors, t’es rassuré ? Je t’ai pas raconté de salades ?
John se frottait le menton, perplexe.
— Pourquoi que t’as pris cet engin en pleine nuit ? T’en as pas assez dans la journée ?
Chuck prit un air mystérieux :
— Look, man. Je vais te dire la vérité. Hier, j’ai rencontré une fille. Tu sais une des crazy petites putes blanches. Elle voulait bien faire connaissance avec ma grosse bête noire, mais elle tenait à se faire sauter dans mon engin… Alors, j’allais quand même pas la baiser sur le Washington Bridge, à trois heures de l’après-midi.
— Tu me racontes pas des blagues ? fit John mollement.
L’histoire de la fille, John n’y croyait pas une seconde. On ne vient pas chercher une bétonneuse pistolet au poing pour sauter une fille. Mais il avait besoin de se rassurer à tout prix.
Chuck cracha par terre.
— Sûr. Même que c’était une sacrée femelle. Elle m’a griffé partout. Allez maintenant, je vais me coucher, salut.
Au moment de franchir la grille, il se retourna, vaguement menaçant, escorté de son ange gardien noir.
— Tu vas pas aller baver…
— Tu sais bien que je suis pas comme ça, fit John Webster.
Les deux Noirs sortirent du chantier, et le gardien entendit une voiture démarrer. Avant tout, il alla soulager sa vessie. La peur l’avait complètement détraqué. Puis, un peu soulagé, prit sa torche électrique et alla rôder autour de la bétonneuse empruntée.
Il se glissa dessous, monta dans la cabine, renifla les sièges défoncés, luisants de crasse et de sueur, sans rien trouver de suspect.
Après avoir regagné sa guérite il alluma une cigarette et réfléchit. Il n’avait plus qu’à se taire, puisque la bétonneuse était intacte et en place. S’il avouait qu’il l’avait laissée partir on le virerait immédiatement. Sans compter Chuck, l’autre Noir était un tueur. Ça se voyait. John se versa une tasse de café, prit un magazine vaguement porno et chercha à oublier l’incident.
Le contact du métal froid contre sa tête fit reprendre conscience à Malko. Il sentit les vibrations et réalisa qu’il était dans un véhicule en marche. Mais, bâillonné et ligoté, il lui était impossible de se rendre compte de l’endroit où il se trouvait. Il essaya de se mettre debout et son visage plongea dans le reste de ciment liquide demeurant au fond de la cuve. Il faillit s’étouffer, et l’odeur fade du ciment lui donna envie de vomir. Il se redressa de justesse, son cœur battant la chamade, et resta à genoux. La panique le prit. Où était-il ?
Le véhicule ralentit et stoppa. Il entendit vaguement des voix, un claquement de portière.
En se frottant contre les parois, il tenta de décoller son bâillon mais ne parvint qu’à s’écorcher les joues contre le métal rugueux. Ses mains étaient liées derrière son dos et ses chevilles entièrement entravées. Il parvint à se mettre debout et se heurta à une bosse qui lui fit mal à la joue. À tâtons, il chercha à délimiter les contours de sa prison. Il avait beau écarquiller les yeux, l’obscurité était totale.
Avec ses mains liées, il ne pouvait pas faire grand-chose. Il essaya d’appeler, mais seul un faible grognement franchit ses lèvres. Il tenta de cogner son front contre les parois, mais ne réussit qu’à se meurtrir : le métal était trop épais pour être ébranlé ou transmettre une vibration.
Debout dans le noir, il pensa de toutes ses forces à Alexandra et à tous ceux qui étaient censés le protéger. En se frottant contre les parois, il découvrit qu’il avait perdu sa radio. Découragé, il s’assit dans le noir.
Chapitre VIII
Jada eut l’impression qu’un rasoir lui déchirait la gorge. Quelque chose la frappa dans les reins avec une force inouïe. Elle tomba lourdement en arrière, sans même pouvoir pousser un cri. Dans l’obscurité du couloir, elle n’avait même pas pu apercevoir son agresseur. À terre, elle lutta encore de toutes ses forces contre la suffocation, donnant des coups de pied si violents qu’elle perdit une de ses chaussures, essayant de desserrer l’étreinte qui lui coupait l’air.
Mais son agresseur l’avait plaquée au sol et l’y maintenait, un genou bloquant ses reins.