Chris remercia poliment. Les bétonneuses lui sortaient par les yeux. Si ça n’avait pas été pour Malko… Il n’avait pas la moindre envie d’écouter les radotages d’un type qui ne saurait rien, mais avait besoin d’un café pour continuer à garder les yeux ouverts.
La cafétéria sentait le graillon et le mauvais café. Le veilleur de nuit reconnaissable à son uniforme et à son pistolet était affalé contre le comptoir. Seul. Chris s’approcha et lui tapa jovialement sur l’épaule. Le vieux leva la tête.
— Qu’est-ce que…
— FBI, annonça Chris d’une voix égale, exhibant son badge dans le creux de sa main et le rentrant aussitôt.
John Webster sembla se ratatiner sur son tabouret, fondre. Son visage devint d’un gris terreux et il se mit à trembler si fort que la moitié de sa tasse de café atterrit sur son pantalon. Fuyant le regard de Chris, il tomba sur Krisantem. En temps ordinaire, le visage du Turc n’était pas particulièrement avenant. La fatigue aidant, il était franchement patibulaire.
Le veilleur de nuit s’étrangla et toussa. Chris fut obligé de lui taper dans le dos. Elko n’appartenait pas au FBI mais avait une profonde connaissance de l’espèce humaine. Il sut instantanément que le veilleur n’avait pas la conscience tranquille.
— Nous cherchons une bétonneuse, fit Chris Jones. Vous étiez de garde cette nuit et…
— Je ne sais rien, gémit John Webster. Je vous jure que je ne sais rien. Pourquoi me demandez-vous ça à moi ?
Il avait presque l’accent de la sincérité. Krisantem secoua la tête, et plongea la main dans sa poche.
Quelques secondes plus tard, John Webster sentit le lacet froid du Turc s’enrouler autour de son cou. Il poussa un cri étranglé. Chris posa la main sur le bras du Turc.
— Eh ! attendez…
Le FBI avait déjà mauvaise réputation.
— Laissez-moi lui parler, supplia Krisantem. Juste une minute.
Tenant les deux extrémités du lacet dans son poing serré, il arracha John Webster de son tabouret et le poussa contre le mur, derrière la cabine téléphonique pour qu’on ne puisse le voir de l’extérieur. Le vieux se laissa faire, les jambes flageolantes.
Elko Krisantem donna un tour de poignet et John Webster sentit l’air lui manquer. Le Turc murmura à son oreille, en anglais rocailleux :
— Ou tu parles, ou je te tue.
Alternative simple. Puis il relâcha sa pression pour permettre à l’autre de parler. Très gêné, Chris Jones regardait ailleurs. Discrète, la serveuse avait disparu dans l’arrière-boutique. Selon les standards de Harlem, ce n’était qu’une conversation un peu animée.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que… protesta John Webster, dans un sursaut d’énergie.
— Rien, susurra Elko. Sauf que tu as une sale tronche et que, si tu ne me dis pas la vérité, tu vas plus en avoir du tout.
Le bon côté de Krisantem, c’était sa sincérité. John Webster le crut immédiatement. Et il n’avait pas envie de mourir.
— C’est ce sale nègre, je vous jure, avoua-t-il d’un trait. Il m’a fait peur. Je vous dis qu’on ne devrait pas faire travailler ces mecs-là. Ils causent que des ennuis.
Il fallut l’aide de Chris Jones pour le calmer et lui faire raconter sa mésaventure avec Chuck. Chris lui sauta littéralement à la gorge, le clouant au mur avec son énorme main.
— Où est-elle cette bétonneuse ?
— Chuck vient de partir faire le plein de ciment. Sur Fort Washington Avenue. Ensuite, il va sur le wharf.
— Il y a combien de temps ?
Le vieux secoua la tête.
— Dix minutes peut-être.
Chris le lâcha. Enhardi, John Webster demanda :
— Mais enfin qu’est-ce qu’elle a cette bétonneuse ? Pourquoi vous la cherchez ?
Krisantem colla sa moustache grise contre le visage décomposé du vieux.
— Il y a un ami à nous dedans. Un très bon ami. Et j’espère pour toi qu’il est encore vivant.
— Comment on la reconnaît, ta bétonneuse ?
— Trente-quatre. Elle a un gros 34 sur la portière, fit John Webster, défaillant. Mais je vous jure…
Chris et Elko étaient déjà dehors. S’ils allaient récupérer la voiture et Milton, ils perdaient cinq bonnes minutes. Sans compter qu’il fallait regagner ensuite le Harlem River Drive. Le temps pour Malko d’être enseveli sous dix tonnes de ciment.
Une autre bétonneuse franchissait la porte du chantier, Krisantem traversa la rue en courant, escalada le marchepied et pencha sa tête à l’intérieur de la cabine. Surpris, le chauffeur freina et stoppa.
— Tire-toi, fit le Turc. Vite.
L’autre crut avoir mal entendu. Il haussa les épaules et voulut redémarrer. Krisantem ouvrit la porte d’une seule main et de l’autre l’arracha de son siège, le projetant par terre. Puis il se glissa à sa place et regarda le tableau de bord. Il avait déjà conduit des camions en Corée et avait été chauffeur de grande remise à Istanbul. Pas de problème.
Le chauffeur se releva en hurlant, s’agrippa à Chris qui montait par l’autre portière.
— Vous êtes dingues. J’appelle la police. Rendez-moi mon truc.
— La police, c’est nous, cria Chris en claquant la portière.
Krisantem embraya un peu brutalement et, dans le virage, il emporta pratiquement tout le côté d’une Ford en stationnement. Dans le rétroviseur, il vit les gens du chantier sortir en gesticulant.
De la cafétéria, John Webster avait assisté à la scène, effaré.
— Putain de nègre, murmura-t-il.
La première voiture qui entendit le grondement de la bétonneuse ne se rangea pas assez vite. Krisantem accéléra encore un peu et l’énorme pare-chocs broya la moitié du coffre de la voiture. Le chauffeur fit un écart qui faillit l’envoyer dans la rivière et se mit à klaxonner frénétiquement. Dignement le Turc accéléra encore, prenant la file de gauche, réservée aux véhicules rapides.
Il y avait pas mal de circulation sur le Harlem River Drive, mais, après ce premier incident, personne ne gêna plus la bétonneuse en folie. Comme si les conducteurs s’étaient donné le mot. Krisantem utilisait son puissant klaxon comme une sirène, le pied au plancher. C’est certainement la première fois qu’une bétonneuse atteignait soixante milles à l’heure. Le bruit était celui d’un tank moyen.
Elko prit le virage de la 155e Rue dans le style de Graham Hill au Mans, avalant au passage le capot d’une Toyota. Puis remonta en grondant trois files de voitures, mordant largement sur la raie jaune.
Le policier en faction au coin d’Amsterdam Avenue faillit en avaler son sifflet. Les bras en croix, il se précipita à la rencontre de la bétonneuse. Elko freina de justesse. Le policier grimpa à l’assaut de la cabine, bégayant d’indignation. Juste pour que Chris lui mette sous le nez son badge.
— Dégagez le carrefour, ordonna-t-il. Vite.
L’autre redescendit, totalement stupéfait. Il avait déjà entendu dire que le FBI utilisait des voitures banalisées, mais pas à ce point-là. En un sens, c’était génial. Qui irait se méfier d’une bétonneuse ?
Elko n’attendit pas que le carrefour soit dégagé et faillit couper une Cadillac en deux. Affolé, le chauffeur alla percuter une borne d’incendie. La bétonneuse s’éloigna dans un grondement de bombardier, vers Fort Washington Avenue. La 34 ne pouvait plus avoir beaucoup d’avance.
Ce fut Chris qui l’aperçut le premier, démarrant à un feu rouge. Deux cents mètres devant eux.
— La voilà, hurla-t-il.
Elko ne pouvait pas aller plus vite. Heureusement, la circulation était plus fluide. L’autre bétonneuse allait à un allure normale. Comme ils arrivaient sur le carrefour au rouge, Elko bloqua le klaxon et passa.