Julius West s’arrêta devant la vieille, paraissant discuter avec elle.
— Pourvu qu’il ait de l’argent ! soupira Jeanie, cette vieille peau ne lui fera pas crédit.
Julius avait de l’argent. Il posa une poignée de billets sur le tablier de la vieille et se dirigea vers la poubelle. Il souleva le couvercle, y plongea la main et l’enfouit aussitôt dans sa poche. Il se servit deux fois sous l’œil indifférent du guetteur, puis replaça le couvercle de la poubelle et s’éloigna en traînant la jambe, vers Madison Avenue.
— Lui, c’est différent, expliqua Jeanie à voix basse, comme si Julius West pouvait les entendre. Il est grossiste, aussi ils savent qu’il revient régulièrement et qu’il n’a pas intérêt à les voler. Il prend ce qu’il veut dans la poubelle. Il faut l’attraper maintenant, avant qu’il revende son héroïne.
Le détective dévalait déjà les escaliers branlants. Ils sortirent par la porte de derrière et s’engouffrèrent dans une Ford garée dans le parking. Le détective mit la radio en marche pour se brancher sur une seconde voiture qui se trouvait sur Madison Avenue.
— Attention, avertit Jeanie, il faut le rattraper avant qu’il prenne le métro, après, ce sera plus difficile, il pourra se débarrasser des sachets d’héroïne.
La Ford démarra si brutalement que la jeune femme fut projetée contre Malko, et que les pneus hurlèrent.
Deux virages, et ils se retrouvèrent sur Madison Avenue, passant devant la poubelle. La vieille n’avait pas bougé et jeta un coup d’œil indifférent à la Ford.
— Il se dirige vers la 117e Rue, grésilla le haut-parleur de la voiture.
— Dépêchons-nous, dit Jeanie, le métro est à la 118e.
La Ford fit un bond en avant. Le détective qui conduisait avait l’habitude des poursuites et un moteur de trois cent soixante-quinze chevaux…
— Le voilà, annonça Jeanie.
Julius West marchait tranquillement au bord du trottoir. Il ne se retourna même pas en entendant le bruit du moteur. Lorsqu’il le fit, c’était trop tard. Le détective avait jailli de la Ford. Malko aperçut le visage paniqué de Julius West. En dépit de sa boiterie, il démarra comme un coureur de cent mètres, agitant les bras à travers l’avenue comme un moulin à vent.
— Stop, cria le détective, ou je tire.
Julius West courut encore plus vite, hurlant des imprécations. Plusieurs Noirs sortirent sur le pas de leur porte. À Harlem, des Blancs en train de poursuivre un Noir, cela risquait toujours de déboucher sur une émeute.
L’inspecteur et Malko couraient toujours comme des fous. Finalement quatre autres flics jaillirent d’une seconde voiture et firent le barrage. Julius West hésita une seconde et ce fut sa perte. Le détective plongea comme un avant de rugby et le plaqua aux jambes. Il eut beau se débattre, les quatre autres et Malko arrivaient derrière. En un clin d’œil, ce fut réglé.
À peine était-il dans la voiture que les deux détectives lui arrachèrent ses vêtements avec une brutalité inouïe. Pantalon, veste, chemise, même ses sous-vêtements. Julius West hurlait, se débattait, tandis que les deux policiers déployaient le flegme d’un majordome britannique débarrassant son maître de son manteau. En un clin d’œil, le Noir fut nu comme un ver. Malko vit apparaître des morceaux de chair noire avant que Julius ne soit enroulé dans une vieille couverture. La vieille Ford fit un superbe U turn sur Lennox et repartit vers le sud, après que le conducteur eut enclenché sa sirène. Il était temps : un colosse noir avait jailli de sa boutique, un hachoir à la main, et menaçait les autres policiers en hurlant des imprécations. Déjà plusieurs autres Noirs s’agglutinaient autour de lui.
— Pourquoi l’avez-vous déshabillé ? demanda Malko, secoué par les cahots.
Les rues de New York étaient de pis en pis.
Un des détectives rit. Il était pratiquement assis sur le Noir.
— Comme ça, il ne risque pas d’avaler sa saloperie ou de la planquer quelque part avant d’arriver chez nous…
Julius étouffait sous sa couverture. Le détective dégagea un peu sa tête et lui braqua un 38 snub-nose sous le nez.
— Si tu fais le con, ça va partir tout seul, fils…
— Je veux un avocat, c’est une arrestation illégale, glapit le Noir, les yeux exorbités, bavant, essayant de mordre. Rendez-moi mes vêtements.
— C’est ça, tout à l’heure, si tu es bien sage. Tu veux pas un mouchoir pour te moucher, par hasard ?
Il le frappa légèrement avec la crosse du 38 sur le sommet du crâne. Julius se tint tranquille. Même à l’intérieur de la voiture, le bruit de la sirène était assourdissant. Jusqu’à ce qu’ils arrivent à Old Slip Street, ils ne purent plus se parler. Malko regardait la tête ébouriffée derrière lui. Julius West avait un pouvoir incroyable entre ses mains, quelque chose dont il n’aurait jamais rêvé dans ses rêves les plus fous. Mais encore fallait-il qu’il acceptât de s’en servir.
On le débarqua brutalement de la Ford, toujours enveloppé dans la couverture. Il la releva sur des mollets maigres pour pouvoir marcher et escalader l’escalier crasseux.
Le quartier général du Narcotic Bureau pour Manhattan ne payait pas de mine. Un vieux building de quatre étages, tout près du South East End Express, à la hauteur du 9e Pier, presque à la pointe de Manhattan. Une trentaine de détectives y travaillaient jour et nuit.
On les conduisit directement dans le bureau du capitaine, un Irlandais qui ressemblait à un baril de bière surmonté d’une trogne d’ivrogne. En voyant Jeanie, Julius cracha par terre et murmura quelque chose entre ses dents, puis la fixa avec une haine incroyable. Malko en eut froid dans le dos pour elle.
Déjà, en présence du capitaine, on fouillait les vêtements de Julius West. Cela ne fut pas long, il y avait six paquets de papier brun. Le capitaine en ouvrit un, et une poudre blanche apparut. Il la flaira avec dégoût.
— Tu vas peut-être nous dire que c’est du sucre en poudre ?
Julius ne répondit pas, baissa la tête. Le capitaine haussa les épaules et avertit le Noir :
— Cette fois-ci, tu es bon pour le pénitencier. On te reverra dans une dizaine d’années. Si tu ne crèves pas avant.
— Je veux un avocat, dit haineusement Julius West. J’ai droit à un avocat.
— Un avocat, mon cul, dit le capitaine, si tu continues tu as droit à une trempe et c’est tout. Vu ? Allez, emmenez-le.
Deux énormes flics en uniforme traînèrent le Noir hors de la pièce, tandis qu’il continuait à réclamer un avocat sur tous les tons. Quand il eut disparu, le capitaine regarda Malko d’un air soucieux.
— Tout cela n’est pas très régulier, parce qu’il a vraiment droit à un avocat. Et le jour où il en aura un, cela va me retomber sur le dos.
Malko le rassura.
— Capitaine, s’il vous faut un mot signé du président des USA pour être tranquille, vous l’aurez. Mais vous devez nous laisser faire ce que nous voulons avec lui. Nous aurons peut-être même à l’enlever d’ici.
Horrible. Le gros capitaine haussa les épaules avec indifférence.
— Moi, si je suis couvert, vous pouvez le foutre dans un tonneau de ciment, et le balancer dans l’Hudson, je m’en fous.
Malko se tourna vers Jeanie.
— Ne perdons pas de temps, dit-il.
Un des policiers les conduisit jusqu’à la cellule du jeune Noir. Il était assis, la tête dans ses mains, et ne bougea pas quand Malko et la jeune Noire entrèrent. Le policier resta de l’autre côté des barreaux, un 38 à la main, prêt à tirer.