Le colonel Tanaka, au lieu de faire demi-tour sur West End Avenue, pour revenir à la cabine téléphonique, vira à gauche dans la 105e Rue et entra dans un terrain de sport abandonné, transformé en poubelle.
— Eh ! qu’est-ce que vous faites ? s’écria Lo-ning.
Rassurant, Tanaka sourit.
— Pardon, je voulais faire un demi-tour ici.
Mais au lieu de faire demi-tour, il stoppa près du mur et mit le frein à main. C’est seulement en voyant son expression que Lo-ning commença à avoir peur. Soudain, la mort de Mme Tso lui revint à l’esprit. C’était un Asiatique qui l’avait tuée…
Leurs regards se croisèrent, et elle comprit instantanément qu’il voulait la tuer. Aussitôt les deux mains de Tanaka la saisirent au cou et commencèrent à serrer.
Lo-ning hurla. Elle luttait furieusement. Gêné par le volant, Tanaka ne pouvait assurer sa prise. Peu à peu, elle parvint à s’éloigner de lui. Millimètre par millimètre, sa main droite atteignit la portière et elle s’y accrocha. Elle parvint à l’ouvrir et à glisser le pied dehors.
Accrochée à la carrosserie, elle parvint à sortir presque entièrement de la voiture. Il était temps, elle n’avait plus un centimètre cube d’air dans ses poumons. Tanaka, couché sur la banquette, dut la lâcher, et elle tomba par terre.
Tanaka poussa un cri de colère. Déjà la Chinoise détalait à travers le terrain vague, vers le téléphone. Le Japonais fit demi-tour et fonça sur la petite silhouette qui courait en canard.
Lo-ning se retourna et vit la Mercédès qui fonçait sur elle. Elle se plaqua contre le mur. Gêné par une grosse pierre, Tanaka ne put l’écraser comme il le pensait. Mais le pare-chocs heurta la Chinoise à la hauteur du genou, la faisant tomber.
Elle se releva, une douleur horrible dans le genou. Sa jambe se déroba sous elle. Elle dut s’accrocher au grillage. Elle ne voyait que la sortie devant elle. Une fois sur West End Avenue elle serait sauvée. Heureusement, Tanaka n’avait pas le temps de faire demi-tour. Il revint vers elle en marche arrière, mais, en zigzaguant, passa trop loin.
En clopinant, Lo-ning atteignit la sortie. Elle atteignit le trottoir au moment où la Mercédès jaillissait du terrain vague. Tanaka freina brutalement.
Lo-ning regarda autour d’elle, affolée. Une rigole de sang coulait le long de sa jambe. Il n’y avait aucun piéton en vue. Il fallait traverser West End Avenue pour atteindre la cabine.
Elle se mit à courir en boitant. Les élancements dans sa jambe étaient épouvantables. Elle entendit le ronflement de la Mercédès, voulut courir encore plus vite, collée aux façades des immeubles.
La grosse voiture monta sur le trottoir, en biais, arriva derrière Lo-ning. Le colonel Tanaka tenait solidement son volant. En arrivant sur la fragile silhouette, il redressa un peu sur la droite, pour ne pas s’écraser contre le mur.
L’aile avant gauche cueillit la Chinoise sur le côté, lui faisant éclater le foie et lui brisant plusieurs côtes. Elle se sentit laminée, brisée, projetée en l’air. Tanaka avait espéré l’écraser entre la Mercédès et le mur, mais le choc fut si violent qu’il projeta Lo-ning en avant, dans un escalier desservant un sous-sol.
Hors de portée du Japonais.
Il redescendit sur la chaussée, regarda derrière lui. Le visage effaré d’un gros Noir avait ouvert la porte du sous-sol et contemplait le corps de Lo-ning à ses pieds.
Tanaka hésita. C’était mortellement dangereux de revenir en arrière. Il ignorait combien de personnes se trouvaient dans la maison. Son seul espoir était que la Chinoise ait été tuée sur le coup, qu’elle ne puisse pas parler. Il embraya et tourna dans West End Avenue. Cette fois, c’est lui qui était responsable de l’échec.
Lo-ning pouvait à peine parler. Elle avait eu la mâchoire fracturée dans le choc et sa bouche était pleine de sang. Les trois Noirs penchés sur elle se demandaient s’ils n’allaient pas discrètement la remettre dans le terrain vague pour éviter les questions de la police quand une énorme Noire arriva à son tour et se pencha sur Lo-ning, pleine de compassion.
La Chinoise l’agrippa par son corsage, supplia :
— Vite appelez le FBI. Dites que les otages sont au 4537 West End Avenue. C’est un Japonais…
Épuisée, elle perdit connaissance.
Les Noirs se regardèrent. Pas rassurés du tout. La grosse les bouscula et monta les marches.
— On ne va pas laisser mourir cette petite, grommela-t-elle.
Marchant aussi vite que le permettait son poids, elle alla jusqu’à la cabine et composa le 911, le numéro de détresse pour Police-Secours, pour lequel on n’avait même pas besoin d’une dime. Puis elle raconta ce qui se passait.
Lorsque la police arriva dix minutes plus tard, Lo-ning avait cessé de respirer. Terrorisée, la grosse Noire répéta ce que lui avait dit la Chinoise avant de mourir.
Une heure plus tard, un employé de la section japonaise vint sur la pointe des pieds prévenir l’ambassadeur auprès des Nations Unies qu’un haut fonctionnaire du FBI tenait absolument à lui parler immédiatement.
Chapitre XX
Le colonel Minoru Tanaka était figé en un garde-à-vous impeccable devant son supérieur hiérarchique aux Nations Unies, Hideo Kagami, représentant permanent adjoint. Le visage rond du diplomate était sévère et son regard froid considérait le colonel avec un certain mépris, derrière ses lunettes à montures rondes d’acier.
Humblement, le colonel Tanaka inclinait la tête à chacune des remarques pertinentes du diplomate. Il se sentait couvert de honte. Pour la première fois de sa longue carrière – aussi bien dans l’aviation que dans les services secrets – il avait failli à son devoir. Il avait beau se dire que la faute en revenait à ses alliés d’occasion, c’était quand même lui le responsable.
Le diplomate termina sa diatribe :
— Il importe, conclut-il, puisque le FBI a pu remonter jusqu’à vous, que rien ne puisse vous relier au gouvernement ou même aux services auxquels vous appartenez. Que jamais le FBI ne puisse réunir les preuves permettant d’ouvrir une action judiciaire. Soit par votre témoignage, soit par celui d’autrui. C’est bien compris ?
Le colonel Tanaka avait parfaitement compris. Mais c’est une des choses dont il se souciait le moins. Un militaire est fait pour mourir d’une façon ou d’une autre, et il se souciait peu d’endurer les sarcasmes de ses collègues de retour à Tokyo. Puisqu’il avait raté, il lui restait à faire une sortie honorable. Il se cassa presque en deux.
— Puis-je prendre congé, monsieur l’ambassadeur. Je puis vous assurer que vos instructions seront exécutées immédiatement.
— Je n’en attendais pas moins de vous, répliqua le diplomate.
Brusquement, il fit le tour de son bureau et serra chaleureusement la main du colonel Tanaka. Un soupçon d’émotion embuait ses lunettes.
— Colonel Tanaka, dit-il à voix basse, comme si les murs étaient pleins de micros. Je sais que vous avez fait de votre mieux pour servir votre pays. Au nom de l’empereur, je vous en remercie. Nous prendrons soin de ce qui vous est cher.
Un faible sourire éclaira le visage du colonel Tanaka. Ce satisfecit était tout ce qu’il souhaitait. Il avait la conscience tranquille. On ne le citerait pas comme exemple d’échec aux générations futures. Sans mot dire, il fit demi-tour et sortit du bureau. En attendant l’ascenseur, il commença à réfléchir à ce qu’il allait faire. Malheureusement, il avait très peu de temps.
Cet ultime rendez-vous était déjà un miracle. Après avoir quitté Lo-ning, il avait automatiquement contacté le chef de la délégation japonaise pour le mettre au courant.