— Hé ! c’est interdit ici !
Dennis lui montra son badge.
— C’est O.K., comment peut-on arrêter la climatisation. Tout de suite. Question de vie ou de mort.
L’employé de la sécurité désigna le panneau du fond.
— Tous les fusibles sont là. Mais… Mais il me faut un ordre écrit.
Malko appuyait déjà sur le premier disjoncteur.
L’employé voulut s’interposer.
— Vous allez faire venir tous les pompiers de New York !
— Ça sera peut-être utile, dit Malko.
Un à un, les voyants rouges s’allumaient sur le mur. Un peu partout, dans l’immense building, l’air conditionné cessait de fonctionner. Mais ce n’était pas encore suffisant, car les gaz dangereux risquaient de stationner dans les conduites, et, étant plus lourds que l’air, de descendre aux étages inférieurs, c’est-à-dire, dans la salle de l’Assemblée générale.
— Comment peut-on inverser le flux ? demanda Malko.
L’employé secoua la tête.
— Ce n’est pas ici. Il faut aller dans la salle de contrôle.
Les deux hommes étaient déjà partis. Heureusement que Dennis connaissait un peu la maison. Ils traversèrent le bureau où se trouvait le cadavre et descendirent l’échelle de fer jusqu’à la salle des machines. Un grand tableau était devant eux avec des manettes numérotées de 1 à 400 : tous les systèmes de ventilation.
Malko et Dennis rabattirent toutes les manettes, aussi vite qu’ils le purent. Comme les fusibles avaient été déconnectés, rien ne se passa. Le dernier disjoncteur inversé, ils repartirent.
Le colonel Tanaka secoua furieusement l’épaule de Joe Ruark.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Joe essuya son front en sueur.
— Je ne sais pas. On dirait que tout s’est arrêté. Comme une panne. C’est peut-être la saloperie que vous avez glissée dedans qui les a détraqués.
Le Japonais ne répondit pas. Sa boîte de Cyclon B était encore presque entièrement pleine. Mais sans l’air pour véhiculer le poison, son plan était à l’eau.
Quant à la panne, il n’y croyait pas. Ses adversaires avaient éventé le truc et paré de la seule façon possible : en stoppant l’air conditionné.
— Il faut remettre les machines en route, dit-il.
Joe le regarda, effaré.
— Mais c’est dans la salle du contrôle, au troisième sous-sol.
Le colonel Tanaka eut un sourire suave et venimeux.
— Vous autres Américains, avez la faiblesse de respecter la vie humaine. Ils me laisseront faire, sinon je vous tuerai.
Joe faillit se trouver mal. Entre les précieuses vies des délégués et son humble existence, les policiers n’hésiteraient pas longtemps. Quitte à lui donner une médaille à titre posthume. En grimaçant, il se releva. Tanaka avait sorti son pistolet, repris sa boîte.
— Allons-y, dit-il.
Il y avait encore une minuscule chance. Quand on a fait le sacrifice de sa vie, on peut réussir beaucoup de choses.
— Remettez tout en route, ordonna Malko.
Il avait alerté tout le service de sécurité, Chris Jones et le FBI y compris, par l’intermédiaire du colonel MacCarthy.
L’employé obéit. Un à un, les voyants rouges commencèrent à s’éteindre.
Soudain, Chris Jones fit irruption dans la pièce, brandissant son 357 Magnum.
— Vite, on l’a repéré ! Ils sont au sixième. Le Japonais vient de tirer sur un des gardes. Ils se sont barricadés dans le réduit de l’air climatisé.
— Il faut le prendre vivant, dit Malko.
C’était quand même le grand mystère. Pour qui le colonel Tanaka travaillait-il ?
Ils se ruèrent dans l’ascenseur. Les agents du FBI commençaient posément à investir l’immeuble, doublant partout les gardes de l’ONU. C’est la première fois dans toute l’histoire de l’auguste organisation qu’une telle chose se produisait. Le colonel MacCarthy allait en sauter par la fenêtre.
Le palier du sixième était en état de siège. Milton Brabeck vint au-devant de Malko.
— Ils sont là-bas.
Il désignait la porte métallique avec une inscription rouge : Keep out. Deux trous avaient percé le battant. Devant, sur le dallage plastique, il y avait une large traînée de sang.
— Il est touché ?
Milton secoua la tête.
— Non, hélas, c’est le gros qui a morflé.
— Grave ?
Le gorille baissa la tête. Son colt faisait des trous comme des soucoupes.
— J’aurais pas dû tirer, fit-il.
Malko s’avança le long du mur, restant hors du champ de tir du Japonais. Puis il appela :
— Colonel Tanaka, sortez.
Il renouvela son appel. Sans succès. Le Japonais l’entendait sûrement pourtant.
— Nous allons donner l’assaut, continua Malko. Laissez au moins sortir l’homme qui se trouve avec vous.
Toujours pas de réponse. Malko rejoignit Milton et les agents du FBI. Le gorille annonça :
— Ils seront là dans dix minutes, avec des gaz lacrymogènes.
Malko hocha la tête. La guerre du Pacifique avait appris que les Japonais se laissaient rarement prendre vivants.
Debout contre la cloison, protégé des coups de feu, le colonel Tanaka contemplait avec ennui le gros Joe en train d’agoniser. Étendu par terre comme une grosse méduse, ils soufflait et une bave rosâtre s’échappait de la commissure de ses lèvres. La balle de Milton lui avait ouvert le poumon droit, sans espoir. Sa main grattait le plastique et il n’arrivait plus à parler. Ses yeux glauques ne voyaient déjà plus.
Tanaka était coincé dans cette pièce. Il savait que les autres allaient l’enfumer ou le gazer. Au choix. Il restait plusieurs solutions : la sortie à la samouraï, la balle dans la tête ou le saut du sixième.
Aucune des trois solutions n’était vraiment satisfaisante. Le colonel n’éprouvait aucune haine pour les hommes qui se trouvaient à l’extérieur. La perspective d’en tuer plusieurs ne l’enchantait pas.
Soudain, il y eut un chuintement. Il sursauta et fit un saut de côté, puis se maudit de sa nervosité. Ce n’était que l’air conditionné qui se remettait en marche.
Une fraction de seconde, une joie sauvage le submergea : à la suite d’une fausse manœuvre, on avait remis la machinerie en route ! En l’oubliant. Il posa son pistolet par terre et fiévreusement, commença à dévisser le couvercle de sa boîte.
L’odeur d’amandes amères frappa ses narines au même moment. Et il réalisa que l’air n’était pas aspiré mais puisé dans la pièce. L’appareil marchait à l’envers, expulsant les gaz mortels.
Le colonel Tanaka fit un pas vers la fenêtre puis s’arrêta. Il lui suffisait de relever le battant et de laisser l’air frais entrer. Il arrêta son geste : il venait d’avoir une meilleure idée. Il était écrit qu’il ne verrait pas les cerisiers refleurir à Tokyo. Mais ce sont les choses de la vie. Agenouillé, il se pencha sur le conditionneur. L’odeur d’amandes amères se fit plus forte.
Il respira profondément, les yeux fermés, gardant l’air empoisonné dans ses poumons comme s’il s’agissait d’un tabac rare. D’abord, il ne se passa rien. Puis une brûlure terrible lui déchira la poitrine. Il eut envie de se déchirer la peau. Il voulut hurler de douleur, mais aucun son ne sortit.
Il bascula d’un coup en arrière, se recroquevilla, les yeux hors de la tête.
C’est dans cette position que le trouva Malko. Le visage encore convulsé par la douleur, après que la brigade des gaz eut fait sauter la porte et ouvert les fenêtres pour évacuer les vapeurs mortelles. Personne ne saurait jamais pourquoi le colonel Minoru Tanaka s’était lancé dans une telle aventure. Ceux qui l’y avaient poussé l’avaient déjà rayé de leurs mémoires.