— Pourquoi pas, tant qu’à faire ? »
À côté du Dôme, Henry Morrison va prendre une boisson fraîche dans sa voiture. Tout son uniforme est imprégné de sueur et il ne se souvient pas de s’être jamais senti aussi fatigué (il attribue cela en grande partie à la mauvaise qualité de l’air : il a l’impression d’être en permanence hors d’haleine), mais dans l’ensemble, il est satisfait de son travail et de celui de son équipe. Ils ont réussi à empêcher que les gens ne s’écrasent en masse contre le Dôme ; personne n’est mort de son côté — ou du moins pas encore — et les gens se sont installés. Une demi-douzaine de caméras vont et viennent inlassablement, côté Motton, pour enregistrer autant de scènes touchantes de retrouvailles que possible. Henry estime que c’est une violation de la vie privée des gens, mais se dit aussi que l’Amérique et le reste du monde ont peut-être le droit d’y assister. Et, dans l’ensemble, les gens ne paraissent pas s’en formaliser. Il y en a d’ailleurs à qui cela plairait plutôt ; ils ont leur quart d’heure de gloire. Henry a même le temps de chercher ses propres parents, même s’il n’est pas surpris de ne pas les trouver ; ils vivent au diable, là-bas à Derry, et ne rajeunissent pas. Il doute même qu’ils aient donné leurs noms pour la loterie.
Un nouvel hélicoptère brasse l’air à l’ouest ; Henry ne le sait pas, mais l’appareil transporte le colonel James Cox. Celui-ci est dans l’ensemble plutôt satisfait par la manière dont s’est déroulée la Journée des Visiteurs, jusqu’ici. On lui a rapporté que personne, côté Chester’s Mill, ne paraissait préparer de conférence de presse, ce qui ne le surprend ni ne lui pose de problème. Après avoir compulsé les copieux dossiers qu’il avait accumulés concernant l’homme, il aurait été davantage surpris si Jim Rennie avait fait son apparition. Cox a croisé le chemin de nombreuses personnes, au cours des années, et il est capable de repérer un hypocrite doublé d’un froussard à un kilomètre.
Puis Cox découvre la longue ligne des visiteurs, avec en face d’eux celle des prisonniers du Dôme. Cette vue chasse James Rennie de son esprit. « Est-ce que ce n’est pas lamentable, murmure-t-il. Est-ce que ce n’est pas la chose la plus lamentable qu’on ait jamais vue… »
À l’intérieur du Dôme, l’adjoint spécial Toby Manning crie : « Voilà le bus ! » Si les civils restent à peu près sans réaction — trop absorbés par l’entretien qu’ils ont avec leurs proches, à moins qu’ils ne les cherchent encore —, les flics l’acclament. Henry va se poster derrière son véhicule de patrouille, et en effet, un gros bus jaune passe devant le parking de Jim Rennie’s Used Cars. Pamela Chen ne pèse peut-être même pas quarante-huit kilos toute mouillée, mais elle s’est fichtrement bien débrouillée et ramène un grand bus.
Henry consulte sa montre et constate qu’il est onze heures vingt. On va y arriver, pense-t-il. On va y arriver sans problème.
Sur Main Street, trois gros camions orange remontent Town Common Hill. Dans le troisième sont entassés Peter Randolph, Stew, Fern et Roger (qui empeste le poulet). Alors qu’ils quittent la 119 pour prendre Little Bitch Road et la direction de la station de radio, une idée vient tout d’un coup à l’esprit de Randolph, et c’est tout juste s’il ne se frappe pas le front.
Ils sont armés jusqu’aux dents, certes, mais ils ont oubliés les casques et les gilets pare-balles.
Retourner les prendre ? Dans ce cas, ils ne seront pas en position avant midi et quart, sinon plus tard. Et il y a toutes les chances pour que ces gilets se révèlent une précaution inutile, en fin de compte. Ils sont à onze contre deux — et deux qui sont très probablement drogués jusqu’aux yeux.
Non, vraiment, ça devrait se régler en un tournemain.
8
Andy Sanders s’était mis à couvert derrière le même chêne que la première fois où les hommes amers étaient venus. S’il n’avait pas pris de grenades, il avait six chargeurs sur le devant de sa ceinture et quatre autres coincés à hauteur du dos. Et il y en avait deux douzaines de plus dans la caisse posée à ses pieds. De quoi arrêter une armée… quoique, se disait-il, si Big Jim avait envoyé une armée, elle n’aurait fait qu’une bouchée de lui. Après tout, il n’était qu’un potard, qu’un vendeur de pilules.
Quelque chose en lui n’arrivait pas à croire à ce qu’il était en train de faire, mais une autre partie de lui-même — aspect de sa personnalité dont il n’aurait jamais soupçonné l’existence sans la méthadone — était sinistrement ravie. Et scandalisée. Il n’était pas juste que les Big Jim et consorts aient tout, aient le droit de s’emparer de tout. Il n’y aurait aucune négociation, cette fois, pas de politique et pas de marche arrière. Il se tiendrait aux côtés de son ami. Sonâme sœur. Il comprenait ce qu’avait de nihiliste cet état d’esprit, mais c’était très bien. Il avait passé sa vie à compter pour tout, et ce je-m’en-foutisme intégral et drogué, voilà qui était un changement hilarant dans le bon sens.
Il entendit les camions approcher et consulta sa montre. Elle s’était arrêtée. Il se tourna vers le ciel et estima, à la position de la tache jaunâtre tirant sur le blanc qui était autrefois le soleil, qu’il ne devait pas être loin de midi.
Il tendit l’oreille au bruit de plus en plus fort des diesels, et quand il entendit qu’il passait en stéréo, Andy comprit que son compadre avait subodoré le piège — l’avait subodoré aussi nettement qu’un joueur d’échecs professionnel débusque celui que croit lui tendre un amateur. Une partie des véhicules prenaient la direction de l’arrière de la station, empruntant la route de service.
Andy tira une dernière grande bouffée de sa fry daddy, la retint aussi longtemps que possible, puis la relâcha d’un coup. À regret, il laissa tomber le mégot et l’écrasa du pied. Pas question que la fumée (aussi délicieux que soit l’effet clarificateur qu’elle produisait) trahisse sa position.
Je t’aime, Chef, pensa Andy Sanders en enlevant la sécurité de sa Kalachnikov.
9
Une chaîne légère barrait la route de service creusée d’ornières. Au volant du camion de tête, Freddy n’hésita pas et la fit sauter avec l’avant du véhicule. Suivi du deuxième camion, conduit par Mel Searles, il s’enfonça dans les bois.
Stewart Bowie conduisait le troisième camion. Il s’arrêta au milieu de Little Bitch Road, montra de la main la tour émettrice de WCIK, puis regarda Randolph coincé contre la portière, son HK semi-automatique entre les genoux.
« Roule encore sur un kilomètre et demi, lui ordonna Randolph. Et ensuite, gare-toi et coupe le moteur. » Il était onze heures trente-cinq. Parfait. Ils avaient tout le temps.
« C’est quoi, le plan ? demanda Fern.
— On attend jusqu’à midi. Dès que nous entendons tirer, on repart et on les prend à revers.
— Ils font pas mal de boucan, ces bahuts, fit observer Killian. Et si les types nous entendent arriver ? On va perdre — comment qu’on dit déjà ? — le sacrifice de la surprise.
— Le bénéfice, le corrigea Randolph. Ils ne nous entendront pas. Ils sont installés bien tranquilles dans la station, avec la clim, à regarder la télé. Ils vont même pas savoir ce qui leur tombe dessus.
— Est-ce qu’on n’aurait pas dû prendre les gilets pare-balles ? demanda Stewart.
— Pourquoi veux-tu porter un truc aussi lourd avec cette chaleur ? Arrêtez de vous inquiéter. Les deux Duchenoque seront en enfer avant même de savoir qu’ils sont morts. »