« Ouais ?
— Roger. C’est Stewart. T’es bien réveillé, vieux ?
— Pas mal, oui », répondit Roger, ce qui voulait probablement dire qu’il avait dû fumer du glass — mais qu’est-ce que ça pouvait foutre.
« Rapplique par ici. Tu nous retrouveras au garage communal, Fern et moi. On va prendre les deux camions avec un bras de levage et on va aller à WCIK. Il faut ramener tout le propane en ville. On pourra pas le faire en un jour, mais Jim dit qu’il faut commencer tout de suite. Je recruterai demain six ou sept types de confiance — en les prenant peut-être dans la foutue armée privée de Jim, s’il veut bien nous les prêter — et nous finirons.
— Hé, Stewart, non ! Faut que je m’occupe des poulets ! Tous les garçons qui me restaient sont flics, maintenant ! »
Ce qui veut dire, pensa Stewart,que tu préfères te la couler douce dans ton petit bureau à fumer du glass, à écouter de la musique de merde et à regarder des lesbiennes s’envoyer en l’air sur ton ordinateur. Il ne comprenait pas qu’on puisse s’exciter au milieu d’une odeur de fiente de poulet tellement puissante qu’on aurait pu la couper au couteau, mais Killian y parvenait.
« Ce n’est pas un volontaire que je demande, mon frère. J’ai reçu un ordre et je te le transmets. Dans une demi-heure. Et si jamais tu vois un de tes gosses qui traîne quelque part, tu l’embarques de force. »
Stewart coupa la ligne avant que Roger puisse reprendre ses jérémiades et resta planté où il était pendant un moment, en rage. La dernière chose au monde qu’il avait envie de faire pour remplir ce qui restait de l’après-midi, c’était de charger des bouteilles de propane sur un camion… Voilà pourtant ce qu’il allait faire. Oui, ce qu’il allait faire.
Il s’empara du tuyau branché sur le robinet de l’évier, le colla entre les fausses dents d’Arletta Coombs et ouvrit. C’était un système à forte pression et le cadavre se mit à gigoter sur la table. « Pour faire descendre tes crackers, mamie, ricana-t-il. Faudrait pas t’étouffer !
— Arrête ! lui cria Fern. Tout va passer par le trou dans son… »
Trop tard.
9
Big Jim adressa à Rusty un sourire regardez ce que vous avez gagné. Puis il se tourna vers Carter et Freddy Denton. « Dites, les gars, vous avez bien entendu Mr Everett essayer de me faire chanter, n’est-ce pas ?
— Oui, absolument, répondit Freddy.
— L’avez-vous entendu me menacer de ne pas me donner un médicament vital si je refusais de démissionner ?
— Oui », dit Carter avec un regard noir pour Rusty qui se demanda comment il avait pu être aussi bête.
La journée a été longue — on va dire ça comme ça.
« Le médicament en question pourrait bien être du Vérapamil, le truc que le type aux cheveux longs m’a administré en intraveineuse. » Big Jim se fendit encore de son désagréable sourire, celui qui exhibait ses petites dents.
Du Vérapamil. Pour la première fois, Rusty se maudit de ne pas avoir pensé à prendre la fiche de Big Jim accrochée sur la porte pour la consulter. Mais ce ne serait pas la dernière.
« À quel crime avons-nous affaire, d’après vous ? demanda Big Jim. Menaces de mort ?
— Bien sûr, et extorsion, dit Freddy.
— Tentative de meurtre, oui, carrément ! dit Thibodeau.
— Et d’après vous, qui a pu manigancer ça ?
— Barbie », répondit Carter en donnant à Rusty un coup de poing sur la bouche.
Celui-ci ne l’avait absolument pas vu venir et n’avait même pas pu esquisser un geste pour se protéger. Il partit à reculons et heurta un fauteuil dans lequel il tomba en travers, la lèvre en sang.
« Ça, c’est pour avoir résisté à l’arrestation, observa Big Jim. Ce n’est pas suffisant. Plaquez-le au sol, les gars. Je veux le voir allongé par terre. »
Rusty essaya de s’échapper mais eut à peine le temps de quitter sa chaise : Carter l’avait pris par les bras et lui avait fait faire demi-tour. Freddy mit un pied derrière lui. Carter poussa. Comme des gosses dans la cour de récré, eut le temps de penser Rusty avant de tomber.
Thibodeau s’agenouilla à côté de lui. Rusty eut le temps de lui porter un coup qui atterrit sur la joue gauche de Carter. Carter secoua la tête, du geste impatient de celui qui chasse une mouche importune. L’instant suivant, il était assis sur la poitrine de Rusty, le regardant avec le sourire. Oui, exactement comme dans la cour de récré, mais sans maître d’école pour venir y mettre un terme.
Il se tourna vers Rennie, qui venait de se lever. « Vous n’allez pas faire ça », dit-il, haletant. Son cœur cognait dans sa poitrine. Il avait le plus grand mal à respirer suffisamment pour le faire fonctionner. Thibodeau était très lourd. Freddy Denton s’était mis à genoux à côté d’eux. On aurait dit l’arbitre d’un de ces matchs de catch truqués.
« Bien sûr que si, Everett, dit Big Jim. En fait, Dieu te bénisse, je dois le faire. Freddy, récupère mon téléphone portable. Il est dans sa poche de poitrine et il risque de se casser. Ce cueilleur de coton me l’a barboté. Tu pourras ajouter ça à la note quand tu l’amèneras au poste.
— Il y en a d’autres qui sont au courant », dit Rusty.
Il ne s’était jamais senti aussi impuissant. Ni aussi stupide. Se dire qu’il n’était pas le premier à avoir sous-estimé James Rennie Senior ne lui était d’aucun secours. « D’autres personnes savent ce que vous avez fait.
— C’est possible, admit Big Jim. Mais qui sont-elles ? D’autres amis de Dale Barbara, voilà qui. Ceux qui ont provoqué l’émeute à Food City, ceux qui ont brûlé l’immeuble du journal. Et ceux qui ont installé le Dôme pour commencer, je n’en doute pas. Une sorte d’expérience menée par le gouvernement, voilà ce que je pense. Mais nous ne sommes pas des rats dans une boîte, hein ? Pas vrai, Carter ?
— Non.
— Qu’est-ce que tu attends, Freddy ? »
Freddy avait écouté Big Jim et pris une expression qui signifiait : ça y est, je pige, maintenant. Il retira le téléphone de Big Jim de la poche de Rusty et le lança sur l’un des canapés. Puis il se tourna de nouveau vers Rusty. « Depuis combien de temps vous prépariez tout ça ? Depuis combien de temps, vous vouliez nous enfermer dans la ville pour voir comment on se comporterait ?
— Écoute un peu ce que tu racontes, Freddy », dit Rusty. Il parlait d’une voix sifflante. Bon Dieu, qu’il était lourd, le Thibodeau. « C’est délirant. Ça n’a aucun sens. Tu ne vois donc pas…
— Maintiens-lui la main sur le sol, le coupa Big Jim. La gauche. »
Freddy fit ce qu’on lui ordonnait. Rusty essaya de lutter, mais avec Thibodeau lui coinçant les bras, il n’avait aucun point d’appui.
« Désolé de te faire ça, mon vieux, mais les gens de cette ville doivent comprendre que nous contrôlons ses éléments terroristes. »
Rennie pouvait dire autant qu’il voulait qu’il était désolé, mais à l’instant où il s’apprêtait à poser le talon de sa chaussure — et ses plus de cent kilos — sur la main gauche serrée en poing de Rusty, celui-ci vit une motivation bien différente se manifester à hauteur de la braguette du pantalon en gabardine que portait le deuxième conseiller. Il jouissait, et pas seulement sur un plan cérébral.
Puis le talon s’enfonça et se mit à meuler : fort, de plus en plus fort. L’effort contractait le visage de Big Jim. De la sueur s’accumulait sous ses yeux. Sa langue était coincée entre les dents.
Ne crie pas, pensa Rusty. Si tu cries, Ginny va venir, et elle se retrouvera dans ce merdier. Et l’autre ne demande que ça, en plus. Ne lui donne pas ce plaisir.