— Parce que sinon, il aurait envoyé les flics pour nous interroger, répondit Joe. Et si nous n’avions pas répondu à leurs questions, ils nous auraient mis en cabane. »
Il y eut deux détonations, paraissant venir de loin. Claire inclina la tête, sourcils froncés. « C’était des pétards, ou des coups de feu ? »
Linda n’en savait rien, mais comme les détonations ne provenaient pas de la ville — elles étaient beaucoup trop lointaines pour cela — elle s’en fichait. « Les enfants ? Racontez-moi ce qui s’est passé sur Black Ridge. Dites-moi tout. Ce que vous avez, vu, ce que Rusty a vu. Il faudra peut-être tout répéter à un certain nombre de personnes, ce soir. Il est temps de rassembler tout ce que nous savons. En fait, il est plus que temps. »
Claire ouvrit la bouche pour dire qu’elle ne voulait pas être impliquée, puis la referma. Parce qu’il n’y avait pas le choix. Aucun. Pour autant qu’elle pouvait en juger.
14
Le studio de WCIK était situé loin de la Little Bitch Road et le chemin qui y conduisait (en dur, et en bien meilleur état que la route elle-même) faisait dans les quatre cents mètres de long. À l’endroit où il débouchait sur Little Bitch, il était flanqué de deux chênes centenaires. Leur feuillage d’automne qui, si la saison avait été ordinaire, aurait pu leur valoir les honneurs d’un calendrier ou d’une brochure touristique, avait pris une couleur brunâtre et pendait mollement. Andy Sanders se tenait derrière l’un des troncs à l’écorce crénelée. Chef Bushey se cachait derrière l’autre. Ils entendirent le puissant grondement de moteurs diesel qui approchaient, trahissant de gros camions. Andy essuya d’un revers de main la sueur qui lui coulait dans les yeux.
« Sanders !
— Quoi ?
— Sécurité enlevée ? »
Andy vérifia. « Oui.
— Très bien. Écoute-moi et tâche de comprendre du premier coup. Si je te dis de tirer, tu m’arroses ces enfoirés ! De haut en bas et en long et en large ! Si je ne te dis pas de tirer, tu bouges pas. T’as pigé ?
— O-oui.
— Ce ne sera sans doute pas nécessaire. »
Merci mon Dieu, pensa Andy.
« Pas si c’est juste les Bowie et Mister Poupoule. Mais je peux pas être sûr. S’il faut que je passe à l’action, je peux compter sur toi ?
— Oui. »
Sans hésitation, cette fois.
« Et sors ton doigt de cette fichue détente si tu veux pas t’exploser la tête. »
Andy regarda, vit qu’il avait l’index enroulé autour de la gâchette de l’AK et le retira vivement.
Ils attendirent. Andy sentait les battements de son cœur jusqu’au centre de sa tête. Il se dit qu’il était stupide d’avoir peur — s’il n’y avait pas eu ce coup de téléphone fortuit, il serait déjà mort — mais cela n’y fit rien. Parce qu’un monde nouveau venait de s’ouvrir devant lui. Il savait qu’il pourrait se révéler un monde mensonger (n’avait-il pas vu lui-même ce que faisait la dope à Andrea Grinnell ?), mais il était mieux que le monde de merde dans lequel il avait vécu jusqu’ici.
Mon Dieu, faites qu’ils s’en aillent. Je vous en prie.
Les camions firent leur apparition, roulant lentement en relâchant des fumées noires dans ce qui restait de lumière. Coulant un œil le long du tronc, Andy vit qu’il y avait deux hommes dans la cabine du premier camion. Sans doute les frères Bowie.
Le Chef resta longtemps sans bouger. Andy commençait à se dire qu’il avait changé d’avis et décidé, en fin de compte, de leur laisser prendre le propane. Puis Chef Bushey sortit brusquement de son abri et tira rapidement deux coups de feu.
Shooté ou pas, Chef visait toujours bien. Les deux pneus avant du premier camion crevèrent et le véhicule s’arrêta. Celui qui le suivait faillit lui rentrer dedans. On entendait de la musique, faiblement, un hymne, et Andy supposa que le chauffeur du second camion n’avait pas entendu les coups de feu à cause de la radio. La cabine du premier parut soudain vide. Ses deux occupants s’étaient planqués.
Chef Bushey, toujours pieds nus et toujours habillé de son seul pantalon de pyjama RIBBIT (la télécommande accrochée à la ceinture pendant là comme un biper) se planta entre les deux chênes. « Stewart Bowie ! lança-t-il. Et toi aussi, Fern Bowie ! Sortez de là et venez me parler ! » Il appuya le GUERRIER DE DIEU contre l’un des chênes.
Rien ne vint de la cabine du camion de tête, mais la portière du second s’ouvrit, côté conducteur, et Roger Killian en descendit. « C’est quoi cette connerie ? Faut que je retourne faire bouffer mes pou… » Puis il vit le Chef. « Hé, mais c’est toi, Philly, qu’est-ce que tu deviens ?
— Couche-toi ! hurla l’un des Bowie. Ce fils de pute est complètement cinglé ! il nous a tiré dessus ! »
Killian regarda le Chef, puis l’AK-47 appuyé contre le chêne. « Il a peut-être tiré, mais il a posé son flingue. Sans compter qu’il est tout seul. Qu’est-ce qui se passe, Philly ?
— Mon nom, c’est le Chef, maintenant. Appelle-moi le Chef.
— OK, Chef. Qu’est-ce qui se passe ?
— Descends, Stewart. Et toi aussi, Fern, dit le Chef. Vous ne risquez rien. »
Les portières du premier camion s’ouvrirent. Sans tourner la tête, le Chef lança : « Sanders ! Si ces deux fous ont des armes, ouvre le feu. Et pas au coup par coup. Transforme-les-moi en passoires. »
Mais aucun des deux Bowie n’avait d’arme. Fern se tenait mains levées.
« À qui tu parles, mon vieux ? demanda Stewart.
— Sors de là, Sanders », dit le Chef.
Andy apparut. À présent que le risque d’un carnage imminent paraissait être passé, la situation le faisait bicher. Si seulement il avait pensé à prendre une des grosses fry-daddies du Chef avec lui, il était sûr qu’il aurait encore plus biché.
« Andy ? fit un Stewart stupéfait. Mais qu’est-ce que vous faites ici ?
— Je viens d’être engagé dans l’armée du Seigneur. Et vous êtes des hommes amers. Nous savons tout de vous, et vous n’avez pas votre place ici.
— Hein ? » fit Fern.
Il baissa les mains. L’avant du premier camion plongeait lentement vers le sol au fur et à mesure que l’air continuait à s’échapper des pneus.
« Bien envoyé, Sanders », dit le Chef. Puis il s’adressa à Stewart : « Vous allez monter tous les trois dans le deuxième camion. Faire demi-tour et rapatrier vos sales fesses en ville. Et quand vous y serez, vous direz à cet apostat, à ce fils du démon, que WCIK, c’est à nous maintenant. Y compris le labo et tous le matos.
— Qu’est-ce que c’est que ces conneries, Phil ?
— Chef. »
Stewart eut un geste d’agacement. « Fais-toi appeler comme tu veux, je te demande juste qu’est-ce que tout ce bazar veut d…
— Ton frère est un imbécile, c’est bien connu, le coupa Chef Bushey. Et notre Mister Poupoule est pas foutu de lacer ses souliers sans un mode d’emploi, je parie…
— Hé ! protesta Roger, fais gaffe à ce que tu dis, hein ? »
Andy brandit son AK. Il se dit que dès qu’il aurait une minute, il peindrait CLAUDETTE sur la crosse. « Non, c’est toi qui fais gaffe à ce que tu dis. »
Roger Killian pâlit et recula d’un pas. Jamais il n’avait vu le premier conseiller s’exprimer ainsi dans une réunion du conseil. Andy trouva ça très gratifiant.
Le Chef continua comme s’il n’y avait pas eu d’interruption : « Mais toi, Stewart, tu as au moins la moitié d’un cerveau, alors écoute bien. Laisse ce camion où il est et repars avec l’autre. Dis à Rennie que tout ça ne lui appartient plus, que ça appartient à Dieu. Dis-lui que l’étoile Absinthe a brillé et que s’il veut pas que l’Apocalypse arrive plus tôt que prévu, il a intérêt à nous laisser tranquilles. » Il réfléchit un instant. « Tu peux aussi lui dire qu’on continuera à diffuser la musique. Ça m’étonnerait que ce truc l’inquiète beaucoup, mais y’a peut-être des gens en ville qui y trouvent un peu de réconfort.