« Les voilà », dit Ernie en passant une main derrière son siège. Il en ramena une longue tige métallique.
« Tiens, un rossignol, dit Rose, amusée en dépit de sa nervosité. Comment se fait-il que vous possédiez un rossignol, Ernie ?
— Il date de l’époque où je travaillais à Food City. Vous n’imaginez pas le nombre de personnes qui laissent leur clef dans leur voiture.
— Comment tu vas la faire démarrer, grand-père ? » demanda Norrie.
Ernie eut un sourire hésitant. « Je vais trouver quelque chose. Arrêtez-vous ici, Rose. »
Il descendit et s’approcha au petit trot du premier van, se déplaçant avec une vivacité surprenante de la part d’un presque septuagénaire. Il regarda par la fenêtre, secoua la tête et passa au deuxième. Puis au troisième, mais celui-ci avait un pneu à plat. Au quatrième, il se tourna vers Rose, pouce levé. « Allez-y, Rose. Roulez ! »
Rose eut le sentiment qu’Ernie ne voulait pas être vu de sa petite-fille pendant qu’il maniait son rossignol. Elle en fut touchée et, sans protester, fit demi-tour et alla s’arrêter devant l’établissement. « Tu es d’accord avec ça, mon cœur ?
— Oui, répondit Norrie en descendant. S’il n’arrive pas à en faire démarrer une, nous rentrerons à pied, c’est tout.
— Ça fait plus de quatre kilomètres. Ce n’est pas trop pour lui ? »
Norrie était pâlotte, mais elle réussit à sourire. « Grand-père ? C’est lui qui va m’enterrer, oui ! Il fait six kilomètres tous les jours. Il dit que ça lui huile les articulations. Allez-y maintenant, avant que quelqu’un vous voie ici.
— Tu es une fille courageuse, dit Rose.
— Je ne me sens pas courageuse.
— Les vrais courageux sont ceux qui surmontent leur frousse, mon cœur. »
Rose repartit vers la ville. Norrie suivit le van des yeux jusqu’à ce qu’il ait disparu, puis se mit à faire des figures paresseuses avec son skate sur le parking, côté façade. Il y avait une partie en pente, si bien qu’elle n’avait à se pousser du pied que dans un sens… mais elle était tellement tendue qu’elle se sentait capable de remonter tout Town Common Hill sans même s’en rendre compte. Bon sang, elle pourrait même tomber sur les fesses sans rien sentir. Et si quelqu’un arrivait ? Eh bien, elle était venue ici à pied avec son grand-père, qui voulait voir quelques vans. Elle l’attendait et ils repartiraient ensuite tranquillement en ville à pied. Son grand-père adorait marcher, tout le monde le savait. Ça huile les articulations. Sauf que Norrie pensait qu’il y avait autre chose ; et même que l’essentiel n’était pas là. Il s’était mis à faire ses marches quand Mamie avait commencé à perdre la mémoire (personne n’avait ouvertement parlé d’alzheimer, tout le monde y avait pensé). Norrie supposait qu’il évacuait ainsi son chagrin. Une telle chose était-elle possible ? Elle croyait que oui. Elle savait bien que lorsqu’elle était sur son skate et se lançait dans des figures compliquées dans le skate-park d’Oxford, il n’y avait plus en elle qu’un mélange de joie et de peur, et que c’était la joie qui menait la danse. La peur était réfugiée au fond des coulisses.
Après un moment qui lui parut s’éterniser, l’ancien van de la compagnie du téléphone se présenta à l’angle du bâtiment avec grand-père au volant. Norrie prit le skate sous son bras et monta. C’était la première fois qu’elle roulait dans un véhicule volé.
« Grand-père, t’es trop génial ! » dit-elle en déposant un bisou sur sa joue.
7
Joe McClatchey se dirigeait vers la cuisine avec l’idée d’ouvrir l’une des dernières boîtes de jus de pomme qui restaient dans le frigo, lorsqu’il entendit sa mère dire Bump et s’immobilisa.
Il savait que ses parents s’étaient rencontrés dès leur première année à l’université du Maine et qu’à l’époque, les amis de Sam McClatchey l’appelaient Bump ; mais sa mère ne l’appelait presque plus jamais ainsi et, si elle le faisait, c’était en rougissant et en riant, comme si ce surnom avait quelque sous-entendu graveleux. Joe ne savait évidemment rien de plus de cette histoire. Ce qu’il comprenait, en revanche, était que sa mère devait être particulièrement émue pour avoir dérapé de cette façon vers le passé.
Il se rapprocha encore un peu de la porte à demi ouverte de la cuisine. Il vit sa mère en compagnie de Jackie Wettington, habillée aujourd’hui d’un chemisier et de jeans délavés à la place de son uniforme. Les deux femmes auraient pu également le voir si elles avaient levé les yeux. Il n’avait aucune intention de les épier ; voilà qui n’aurait pas été correct, en particulier si sa mère était bouleversée. Mais, pour le moment, elles se contentaient de se regarder. Elles étaient assises à la table de la cuisine. Jackie tenait les mains de Claire. Sa mère avait les larmes aux yeux et Joe se sentit lui-même pris de l’envie de pleurer.
« Tu ne peux pas, disait Jackie. Je sais que tu en meurs d’envie, mais tu ne peux tout simplement pas. Pas si les choses se passent comme elles le devraient ce soir.
— Je ne pourrais pas au moins l’appeler pour lui dire que nous ne serons pas là ? Ou lui envoyer un courriel ? Je pourrais au moins faire ça ! »
Jackie secoua la tête. Son expression était un mélange de bonté et de fermeté. « Il pourrait parler. Et les choses pourraient remonter jusqu’à Rennie. Or, si jamais Rennie renifle quelque chose avant que nous ne fassions évader Rusty et Barbie, on risque de courir au désastre complet.
— Mais si je lui dis de garder tout ça pour lui…
— Mais voyons, Claire, tu ne comprends pas. On joue beaucoup trop gros. La vie de deux hommes est en jeu. Et aussi la nôtre. » Elle marqua une pause. « Et celle de ton fils. »
Les épaules de Claire s’affaissèrent, mais elle les redressa aussitôt. « Tu pars avec Joe, dans ce cas. Je viendrai après la Journée des Visiteurs. Rennie ne me soupçonnera pas. Je n’ai jamais rencontré Barbie et je ne connais pas non plus Rusty, sauf qu’on se dit bonjour quand on se croise dans la rue. J’allais chez le Dr Hartwell, à Castle Rock.
— Mais Joe connaît Barbie, lui, expliqua patiemment Jackie. Joe faisait partie de l’équipe qui a installé la vidéo pour retransmettre l’impact des missiles. Et Big Jim le sait. Il pourrait très bien te faire arrêter et te cuisiner jusqu’à ce que tu leur dises où il est passé.
— Je ne lui dirai pas, protesta Claire. Jamais de la vie. »
Joe entra alors dans la cuisine. Claire s’essuya les joues et s’efforça de sourire. « Oh, salut mon chéri. Nous parlions justement de la Journée des Visiteurs et…
— Maman ? Il ne se contentera pas de te cuisiner. Il peut très bien te torturer. »
Claire parut choquée. « Jamais il ne ferait ça, voyons ! D’accord, il n’est pas très sympathique, mais c’est le deuxième conseiller, après tout, et… »
Jackie l’interrompit :
« Il était le deuxième conseiller. En ce moment, il auditionne pour être empereur. Et, tôt ou tard, quelqu’un finira par parler. Tu aimerais que Joe soit quelque part en train de s’imaginer qu’on t’arrache les ongles ?
— Arrête ! s’écria Claire. C’est horrible ! »
Jackie ne lâcha pas les mains de Claire lorsque celle-ci essaya de les retirer. « C’est tout ou rien, et il est trop tard pour que ce soit rien. Ce truc est lancé et nous devons suivre le mouvement. S’il s’agissait seulement de Barbie s’évadant par ses propres moyens, Big Jim pourrait laisser faire. Parce qu’un dictateur a toujours besoin d’un croquemitaine. Mais il ne va pas agir seul, pas vrai ? Ce qui signifie qu’il va essayer de nous trouver et qu’il ne lâchera jamais Joe.