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— Guénée est mort il y a cinq semaines.

Je le dévisage avec stupeur.

— Mort de quoi ?

— De « congestion cérébrale », d’après le certificat médical et pour ce que ça peut recouvrir, répond Labori en secouant sa tête massive. Sandherr, Henry, Lemercier-Picard et Guénée — ce dossier secret ne semble pas autre chose qu’un pacte sanglant.

Lundi matin, je me lève à cinq heures, me rase et m’habille avec soin. Mon arme est posée sur ma table de chevet. Je la prends, la soupèse, m’interroge et finis par la ranger dans la commode.

Un coup discret à ma porte ; la voix d’Edmond :

— Georges, tu es prêt ?

En plus du déjeuner et du dîner, nous nous sommes mis, Edmond et moi, à prendre notre petit déjeuner aux Trois Marches. Nous dévorons des omelettes et des baguettes de pain dans le petit salon. De l’autre côté de la rue, les volets de la maison où séjourne Mercier restent clos. Un gendarme fait en bâillant les cent pas devant.

À six heures moins le quart, nous nous mettons en route. Pour la première fois, le ciel est couvert ; les nuages sombres sont assortis à la pierre grise de la ville endormie. L’air est plus frais, plus transparent. Un peu avant d’arriver au canal, nous entendons une voix derrière nous :

— Bonjour, messieurs !

Je me retourne et vois Labori presser le pas pour nous rattraper. Il est en costume sombre et canotier, et porte à bout de bras une grande serviette de cuir.

— Je crois qu’on va s’amuser aujourd’hui.

Il paraît d’excellente humeur, comme un sportif impatient de descendre dans l’arène. Il nous rejoint et se place entre nous, moi à sa droite, et Edmond à gauche, pour remonter le chemin de terre battue qui longe le canal. Il me demande un détail de dernière minute au sujet de Mercier — « Boisdeffre était-il présent quand le ministre a ordonné à Sandherr de disperser le dossier secret ? » — et je suis sur le point de lui répondre quand j’entends un bruit dans notre dos. Je soupçonne que quelqu’un cherche à écouter notre conversation et me retourne à moitié.

Il y a bien quelqu’un — un grand type plutôt jeune, roux, veste noire, casquette blanche — qui braque un revolver sur nous. Une détonation formidable retentit, qui fait s’éparpiller tous les canards avec des cris de panique à la surface de l’eau.

— Oh, oh, oh… fait Labori sans comprendre, alors qu’il tombe sur un genou, comme à bout de souffle.

Je tends la main vers lui. Il s’effondre, visage en avant, la main serrée sur sa serviette.

Ma première réaction est de m’agenouiller pour essayer de le soutenir. Ses « Oh, oh… » trahissent plus d’étonnement que de douleur. Il y a un trou dans sa veste en plein milieu du dos. Je cherche l’assassin des yeux : il s’enfuit, une centaine de mètres plus loin, courant le long du canal. L’instinct du soldat prend alors le dessus. J’intime à Edmond :

— Reste ici.

Et je me lance à la poursuite du tireur. Au bout de quelques secondes, j’entends Edmond qui court derrière moi.

— Georges, prends garde à toi ! crie-t-il.

— Occupe-toi de Labori ! hurlé-je en allongeant la foulée et tirant sur mes bras.

Edmond court encore un peu, puis abandonne. Je baisse la tête, me poussant à accélérer encore. Je gagne du terrain. Je ne sais pas vraiment ce que je pourrai faire si je le rattrape, étant donné qu’il lui reste cinq balles dans son chargeur et que je n’ai pas d’arme, mais j’aviserai en temps voulu. En attendant, j’aperçois des mariniers un peu plus loin, et leur crie de s’emparer du meurtrier. Ils regardent ce qui se passe, lâchent leur corde et lui bloquent le passage.

Je suis assez proche maintenant — une vingtaine de mètres —, assez proche en tout cas pour le voir pointer son arme sur les mariniers en leur criant :

— Poussez-vous ! J’ai tué Dreyfus !

Que ce soit du fait de l’arme ou de la rodomontade, ils s’écartent, et l’assassin s’échappe. Lorsque j’arrive à leur hauteur, je dois sauter par-dessus un pied tendu pour me faire trébucher.

Brusquement, les maisons et les usines cèdent la place à la campagne bretonne. De l’autre côté du canal, sur ma droite, je distingue la voie de chemin de fer et un train qui arrive en gare dans un panache de fumée ; à ma gauche, s’étendent des prés avec des vaches et, plus loin, des bois. Le tireur quitte soudain le chemin et fonce vers la gauche, en direction des arbres. Il y a un an, je l’aurais rattrapé. Mais tous ces mois de prison ont eu raison de moi. Je suis hors d’haleine, perclus de crampes, et mon cœur donne des signes de fatigue. Je bondis par-dessus un fossé et me reçoit mal. Le temps que j’arrive à l’orée du bois, le fuyard a eu tout le temps de se cacher. Je trouve un bâton robuste et passe une demi-heure à sonder les fourrés, fouetter les fougères et effrayer les faisans, conscient que je fais une cible facile. Puis, enfin, le silence de la forêt me contraint à déclarer forfait et je rebrousse chemin en claudiquant vers le canal.

Je dois parcourir plus de trois kilomètres, et n’assiste donc pas à ce qui a succédé au coup de feu. Edmond me raconte tout plus tard : comment, lorsqu’il retourna auprès de Labori, le grand avocat avait réussi à se hisser sur sa serviette afin d’empêcher qu’on lui dérobât ses notes ; comment Marguerite Labori s’était précipitée sur la scène, vêtue d’une robe d’été noir et blanc, et serrait son mari contre elle en s’efforçant de le rafraîchir à l’aide d’un petit éventail japonais ; comment l’avocat s’était alors tourné sur le côté, son bras passé autour d’elle, et lui avait parlé calmement bien qu’il saignât très peu — signe de mauvais augure qui suggère souvent une hémorragie interne ; comment on apporta un volet sur lequel quatre soldats allongèrent Labori pour porter avec toutes les peines du monde le géant chez lui ; comment un médecin l’examina et annonça que la balle s’était logée entre la cinquième et la sixième vertèbre, à quelques millimètres de la colonne vertébrale, et que la situation était grave, le patient étant incapable de remuer les jambes ; comment le partenaire de Labori, Demange, quitta précipitamment le tribunal avec ses assistants pour savoir ce qui se passait ; comment Labori saisit la main de son confrère et lui dit : « Mon vieux, je vais peut-être mourir, mais Dreyfus est sauvé » ; et comment tout le monde remarqua que Dreyfus avait accueilli au tribunal la nouvelle de l’attentat contre son avocat sans le moindre tressaillement de visage.

Lorsque j’arrive enfin, sans doute près d’une heure après l’attentat, la scène du crime est curieusement déserte, comme si de rien n’était. À la pension de Labori, sa logeuse m’apprend qu’on l’a emmené chez Victor Basch, professeur dreyfusard à l’université locale, qui habite rue d’Antrain, dans la même rue que Les Trois Marches. Je gravis la côte et trouve tout un groupe de journalistes qui attendent devant la maison, et deux gendarmes qui gardent la porte. À l’intérieur, Labori, inconscient maintenant, est allongé sur un matelas dans une chambre du rez-de-chaussée. Marguerite est près de lui et lui tient la main. Il est d’une pâleur mortelle. Le médecin a appelé un chirurgien, qui n’est pas encore là, mais son avis provisoire est qu’il est trop dangereux d’opérer et que mieux vaut laisser la balle où elle est. Les prochaines vingt-quatre heures seront cruciales pour déterminer l’étendue des lésions.

Il y a un inspecteur de police dans le salon, en train d’interroger Edmond. Je lui décris le tireur, la poursuite et les bois dans lesquels il s’est réfugié.

— La forêt de Cesson, dit l’inspecteur. Je vais la faire fouiller.

Et il sort parler à l’un de ses hommes dans le vestibule.