Je relis le dernier paragraphe. Il y a quelque chose de curieux. Je vois bien ce qu’il fait. Il écrit ostensiblement à sa femme. Mais comme il sait que sa lettre passera certainement entre de nombreuses mains entre-temps, il envoie aussi un message aux arbitres de son destin à Paris ; à moi, en fait, même s’il lui a été impossible de deviner que je serais assis à la place de Sandherr. Que ceux qui possèdent de puissants moyens d’investigation… Cela n’altère en rien ma conviction qu’il est coupable, mais c’est une tactique intelligente ; cela me donne à réfléchir : ce gaillard n’abandonne pas facilement.
Paris
Janvier 1895
Fred, mon très cher,
Fort heureusement, je n’avais pas lu les journaux hier matin et on s’était efforcé de me cacher l’ignoble scène de La Rochelle, sinon je serais devenue folle d’inquiétude…
Vient ensuite, dans le dossier, une lettre de Lucie au ministre demandant la permission d’aller voir son mari dans l’île de Ré afin de lui faire ses adieux. La requête est accordée pour le 13 février, et soumise à des restrictions drastiques qui font l’objet d’une liste. Le prisonnier doit rester debout entre deux gardiens à l’entrée de la pièce ; Mme Dreyfus doit rester assise tout au fond, escortée par un troisième gardien ; le directeur de la prison se tiendra entre les deux ; ils n’ont le droit d’aborder aucune question ayant trait au procès ; il n’y aura aucun contact physique. Une lettre de Lucie proposant d’avoir les mains liées derrière le dos pour approcher le détenu d’un peu plus près porte la mention « refusé ».
De Fred à Lucie : Les quelques moments que j’ai passés avec toi m’ont été bien doux, quoiqu’il m’ait été impossible de te dire tout ce que j’avais sur le cœur (14 février). De Lucie à Fred : Quelle émotion, quelle terrible secousse nous avons ressenties tous deux en nous revoyant, toi surtout, mon pauvre et bien-aimé mari (16 février). De Fred à Lucie : Je voulais te dire toute l’admiration que j’ai pour ton noble caractère, pour ton admirable dévouement (21 février). Quelques heures plus tard, Dreyfus était embarqué sur un vaisseau militaire, le Saint-Nazaire, qui leva l’ancre pour une longue traversée de l’Atlantique.
Jusqu’à cette date, la plupart des lettres contenues dans le dossier étaient des copies, sans doute parce que les originaux avaient été remis à leur destinataires. Mais, à partir de ce moment, la majeure partie des pages que je tourne sont de la main même de Dreyfus. Sa description de la traversée — dans une cellule grillagée glaciale, située sous le pont et ouverte à tous les vents, dans de violentes tempêtes hivernales, surveillé nuit et jour par des geôliers en armes qui refusent de lui parler — a été subtilisée par les censeurs du ministère des Colonies. Au huitième jour, la température devint plus douce. Dreyfus ne connaissait toujours pas sa destination, et nul n’était autorisé à la lui divulguer. Il pensait être conduit à Cayenne. Au quinzième jour de traversée, il écrivit à Lucie que le navire avait enfin mouillé en rade des îles du Salut, trois petits tas de cailloux et de végétation au milieu de l’immensité de l’océan : l’île Royale, l’île Saint-Joseph et l’île du Diable. Il découvrit avec étonnement que cette dernière lui serait exclusivement réservée.
Ma chère Lucie… ma chérie… je t’aime… ma bonne chérie… chère femme… mon cœur saigne pour toi… toutes mes pensées sont concentrées sur toi… je t’envoie l’écho de mon immense affection…
Tant d’émotion, de temps et d’énergie dépensés dans l’espoir d’établir un lien et pour que tout aboutisse dans l’ombre de ce dossier ! Mais peut-être vaut-il mieux, me dis-je en parcourant les plaintes de plus en plus désespérées, que Lucie ne lise pas tout cela, ne sache pas qu’après que le Saint-Nazaire eut jeté l’ancre dans les tropiques, son mari avait dû rester quatre jours cloîtré dans cette boîte d’acier sous un soleil féroce, sans être autorisé à monter sur le pont, ni qu’après avoir enfin débarqué sur l’île Royale — pendant que l’on démolissait l’ancienne léproserie de l’île du Diable pour y établir ses nouveaux quartiers — il fut enfermé dans une cellule aux volets clos, sans pouvoir en sortir pendant un mois entier.
Ma chère femme,
Enfin, après trente jours de cette réclusion, on vient de me transporter à l’île du Diable. Le jour, je peux me promener dans un espace de quelques centaines de mètres carrés, suivi, pas à pas, par un surveillant ; à la nuit tombante (entre six heures et six heures et demie), je suis enfermé dans un cabanon de quatre mètres carrés, clos par une porte faite de barreaux de fer à claire-voie, devant laquelle les surveillants se relayent toute la nuit. La ration est d’un demi-pain par jour, de trois cents grammes de viande trois fois par semaine, les autres jours de l’endaubage ou du lard en conserve. Comme boisson, de l’eau. Je dois ramasser du bois pour allumer du feu, faire cuire ma nourriture, nettoyer mes vêtements et tenter de les faire sécher dans ce climat humide.
Impossible de dormir. Cette cage, devant laquelle se promène le surveillant comme un fantôme qui m’apparaît dans mes rêves, le prurit de toutes les bêtes qui courent sur ma peau, la colère qui gronde dans mon cœur, tout cela surexcite mes nerfs et chasse le sommeil.
Pluie torrentielle ce matin. Pendant une éclaircie, je fais le tour de la petite portion de cette petite île qui m’est réservée. Triste île ! Quelques bananiers, quelques cocotiers, un sol aride, d’où émergent partout des roches basaltiques, et cette mer mugissante qui toujours gronde et hurle à mes pieds !
J’ai beaucoup pensé à toi, ma chère femme, à nos enfants. Je me demande aussi si mes lettres te parviennent. Quel douloureux et épouvantable martyre pour tous deux, pour tous ! Il est formellement interdit aux surveillants de me parler. Les jours passent sans un mot. Mon isolement est si profond qu’il me semble souvent être tout vivant couché dans la tombe.
Les clauses selon lesquelles Lucie est autorisée à écrire sont très strictes. Elle ne doit pas mentionner l’affaire, ni aucun événement s’y rapportant. Elle doit déposer toutes ses lettres avant le 25 de chaque mois au ministère des Colonies. Les lettres sont alors soigneusement lues et copiées par les employés concernés de ce ministère et du ministère de la Guerre. Des copies sont également transmises au commandant Étienne Bazeries, chef du Bureau du Chiffre du ministère des Affaires étrangères, afin qu’il vérifie que les lettres ne contiennent pas de messages chiffrés. (Le commandant Bazeries examine aussi les lettres de Dreyfus à Lucie.) Je constate d’après le dossier que la première liasse des lettres de Lucie arrivèrent à Cayenne fin mars, mais furent renvoyées à Paris pour être de nouveau vérifiées. Ce ne fut que le 12 juin, après quatre mois de silence, que Dreyfus reçut des nouvelles des siens :