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J’avais seize ans quand les Allemands bombardèrent Strasbourg, me donnant ainsi le privilège d’assister personnellement à un événement que l’on présente à l’École supérieure de guerre comme « la première utilisation à grande échelle de l’artillerie lourde moderne dans le but précis de réduire une population civile ». J’assistai à l’incendie du musée des Beaux-Arts et de la bibliothèque municipale, vis tout le voisinage se faire pulvériser, m’agenouillai auprès d’amis agonisants, aidai à dégager des gens que je ne connaissais pas des décombres. Au bout de neuf semaines, les troupes se rendirent. On nous donna le choix entre rester sur place et devenir allemands ou renoncer à tout et nous exiler en France. Nous arrivâmes à Paris sans ressources et débarrassés de toute illusion quant à la sécurité que pouvait apporter un mode de vie civilisé.

Avant l’humiliation de 1870, j’aurais pu devenir professeur de musique ou chirurgien ; après, toute autre carrière que l’armée eût paru frivole. Le ministère de la Guerre finança mes études ; l’armée devint mon père, et aucun fils ne déploya plus d’efforts pour plaire à un père exigeant. Je compensais ma nature rêveuse et portée sur les arts par une discipline de fer. Je sortis cinquième sur trois cent quatre de l’école militaire de Saint-Cyr. Je parle allemand, italien, anglais et espagnol. J’ai combattu dans les Aurès, en Algérie, et remporté la médaille coloniale, puis sur le fleuve Rouge, au Tonkin, où je reçus l’étoile des braves, la croix et la médaille du Tonkin. Je suis chevalier de la Légion d’honneur. Et aujourd’hui, après vingt-quatre ans passés sous l’uniforme, j’ai été distingué à la fois par le ministre de la Guerre et par son chef d’état-major. Couché dans la chambre d’amis de ma mère, à Versailles, alors que le 5 janvier 1895 devient le 6, la voix qui résonne dans ma tête n’est pas celle d’Alfred Dreyfus proclamant son innocence, mais celle d’Auguste Mercier me laissant espérer une promotion : J’ai été impressionné pas le discernement dont vous avez fait preuve… Cela ne sera pas oublié…

Le lendemain matin, au son des cloches, je prends le bras frêle de ma mère sous le mien, et nous marchons jusqu’en haut de la rue gelée pour nous rendre à la cathédrale Saint-Louis — monument particulièrement pompeux de la superstition nationale, me dis-je toujours ; pourquoi les Allemands n’ont-ils pas plutôt détruit ça  ? Les fidèles forment une congrégation monochrome, en noir et blanc, veuves et religieuses. Je lâche le bras de ma mère à la porte.

— Je vous retrouve ici après la messe.

— Tu n’entres pas ?

— Je n’entre jamais, maman. Nous avons cette conversation toutes les semaines.

Ses yeux gris et mouillés me dévisagent. Sa voix tremble.

— Mais que vais-je dire à Dieu ?

— Dites-lui que je serai au Café du Commerce, sur la place, là-bas.

Je la laisse aux bons soins d’un jeune prêtre et me dirige vers le café. Je m’arrête en chemin pour acheter les journaux, Le Figaro et Le Petit Journal. Je prends une table près de la fenêtre, commande un café et allume une cigarette. La une des deux journaux est consacrée à la dégradation. Le Journal n’affiche même pratiquement rien d’autre. Son compte rendu s’accompagne d’une série de dessins rudimentaires : Dreyfus escorté à la parade, le petit greffier replet revêtu de sa cape et en train de lire le jugement, les insignes arrachés à l’uniforme du condamné, et enfin Dreyfus lui-même, apparaissant à trente-cinq ans comme un vieillard aux cheveux blancs. Il titre « L’Expiation » : « Nous demandons la peine capitale pour le traître Dreyfus. Nous persistons à penser que le seul châtiment approprié est la mort… » On dirait que tout le mépris et les récriminations accumulés depuis la défaite de 1870 ont trouvé un exutoire en ce seul individu.

Je bois tranquillement mon café et laisse mon regard parcourir la description sensationnelle que fait Le Journal de la cérémonie, quand je tombe soudain sur ceci : « “Si j’ai livré des documents à l’Allemagne, c’était pour amorcer et en avoir de plus importants. Avant trois ans, on saura la vérité, et le ministre lui-même reprendra mon affaire.” Ce demi-aveu est le premier consenti par le traître depuis son arrestation… »

Je pose lentement ma tasse de café, sans quitter la page des yeux, et relis le passage. Puis je prends Le Figaro. Il n’est fait mention d’aucun aveu, ni partiel ni autre, en première page : c’est un soulagement. Mais en deuxième page, en nouvelle de dernière minute, apparaît : « Le récit d’un témoin… », et je me retrouve à lire une deuxième version de la même histoire, sauf que, cette fois, Lebrun-Renault est nommément identifié comme étant la source et qu’il s’agit sans aucun doute des véritables paroles de Dreyfus. J’entends son désespoir dans chaque ligne, sa fièvre à vouloir convaincre quiconque, fût-il l’officier chargé de sa garde :

« Voyons, mon capitaine, écoutez. On trouve dans le chiffonnier d’une ambassade un papier annonçant l’envoi de quatre pièces. On soumet ce papier à des experts. Trois reconnaissent mon écriture, deux déclarent que l’écriture n’est pas de ma main, et c’est là-dessus qu’on me condamne. À dix-huit ans j’entrai à l’École polytechnique. J’avais devant moi un magnifique avenir militaire, cinq cent mille francs de fortune et la certitude d’avoir un jour cinquante mille livres de rente. Je n’ai jamais été un coureur de filles. Je n’ai jamais touché une carte de ma vie. Donc, je n’ai pas de besoin d’argent. Pourquoi aurais-je trahi ? Pour de l’argent ? Non, alors quoi ? »

Aucun de ces détails n’aurait dû être rendu public, et ma première réaction est de traiter à mi-voix Lebrun-Renault de jeune sot. Il est déjà impardonnable pour un officier de se laisser aller à des confidences devant des journalistes à n’importe quel moment… mais sur une question aussi sensible que celle-ci ? Il avait dû boire ! L’idée de rentrer à Paris sur-le-champ pour me rendre directement au ministère de la Guerre me traverse l’esprit. Mais je pense alors à ma mère, qui doit être en ce moment même agenouillée, en train de prier pour le salut de mon âme, et je décide qu’il vaut sans doute mieux ne pas m’en mêler.

Je passe donc la journée comme prévu. Je récupère ma mère des griffes de deux religieuses, nous rentrons à la maison et, à midi, la voiture de mon cousin Edmond Gast vient nous prendre pour nous emmener déjeuner chez lui, dans le village voisin de Ville-d’Avray. C’est une réunion agréable et détendue de parents et d’amis — de ces amis que l’on connaît depuis assez longtemps pour avoir l’impression qu’ils font partie de la famille. Edmond, qui a deux ans de moins que moi, est déjà maire de Ville-d’Avray et fait partie de ces heureux à qui tout réussit dans la vie. Il gère une ferme, peint, chasse, n’a pas de mal à gagner de l’argent et sait le dépenser, et il aime sa femme — qui s’en étonnerait, vu que Jeanne ressemble encore à une jeune fille sortie d’un tableau de Renoir ? Je n’envie personne, mais si je devais être jaloux de quelqu’un, ce serait d’Edmond. À côté de Jeanne, dans la salle à manger, se tient Louis Leblois, avec qui j’ai fait ma scolarité. Sa femme, Martha, est assise à côté de moi ; en face de moi, il y a Pauline Romazzotti, qui, malgré son nom italien, a grandi avec nous près de Strasbourg et est à présent mariée avec un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, Philippe Monnier, qui a huit ou dix ans de plus que nous. Elle est vêtue d’une robe grise bordée de blanc, toute simple — elle sait que j’apprécie cette robe parce qu’elle ressemble à celle qu’elle portait quand elle avait dix-huit ans.