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Monnier mis à part, tout le monde autour de la table est exilé d’Alsace, et nul n’a de mot assez dur à l’encontre de notre compatriote Dreyfus, pas même Edmond, qui, d’un point de vue politique, se range parmi les républicains de gauche. Nous connaissons tous des Juifs, en particulier de Mulhouse, qui ont décidé, après la défaite, lorsqu’on leur a demandé de choisir leur nationalité, de devenir allemands plutôt que français.

— Ils vont dans le sens du vent et suivent qui a le pouvoir, déclare Monnier en agitant son verre de vin d’avant en arrière. C’est ainsi que leur race survit depuis deux mille ans. On ne peut pas vraiment le leur reprocher.

Seul Leblois émet l’ombre d’un doute.

— Tout de même, en tant qu’avocat, je suis contre les procès secrets par principe, et je dois reconnaître que je me demande si l’on aurait refusé de la même manière à un officier chrétien la procédure juridique normale — d’autant plus que, d’après Le Figaro, les preuves contre lui sont très minces.

Je réplique froidement :

— Si on lui a « refusé la procédure juridique normale », comme tu le dis, Louis, c’est parce que l’affaire impliquait des questions de sûreté nationale qui ne pouvaient être discutées en public, quel que soit l’accusé. Et il y avait de nombreuses preuves contre lui : je peux te le certifier !

Pauline fronce les sourcils, et je me rends compte que j’ai élevé la voix. Il y a un silence. Louis rajuste sa serviette, mais n’ajoute pas un mot. Il ne veut pas gâcher la réunion, et Pauline, en bonne épouse de diplomate, en profite pour détourner la conversation vers un sujet moins épineux.

— Je vous ai dit que Philippe et moi avions découvert un nouveau restaurant alsacien absolument formidable, rue Marbeuf…

Il est cinq heures quand j’arrive chez moi. J’habite le seizième arrondissement, près de la place Victor-Hugo. Cette adresse laisse penser que je suis bien plus à l’aise que je ne le suis. En vérité, je n’occupe que deux petites pièces au quatrième étage, et j’ai déjà du mal à les payer avec ma solde de commandant. Je ne suis pas Dreyfus et ne dispose pas de revenus propres dix fois supérieurs à mon salaire. Mais mon tempérament m’a toujours porté à préférer une petite quantité d’excellence à pléthore de médiocre. Je m’en sors, tout juste.

J’entre dans mon immeuble et n’ai pas fait deux pas vers l’escalier quand j’entends la voix de la concierge.

— Commandant Picquart ! »

Je me retourne et trouve Mme Guerault, qui brandit une carte de visite.

— Un officier est venu vous voir, annonce-t-elle en s’approchant. Un général !

Je prends la carte. « Général Charles-Arthur Gonse, ministère de la Guerre ». Son adresse personnelle est inscrite au verso.

Il habite près de l’avenue du Bois-de-Boulogne ; je peux m’y rendre à pied. Cinq minutes plus tard, je sonne à sa porte. C’est un tout autre personnage que l’homme détendu du samedi après-midi qui vient ouvrir. Il n’est pas rasé : ses yeux sont pochés et cernés par l’épuisement. Sa tunique, ouverte jusqu’à la taille, révèle un maillot douteux. Il tient un verre de cognac à la main.

— Picquart. C’est très aimable de venir.

— Pardonnez-moi de ne pas être en uniforme, mon général.

— Aucune importance. Nous sommes dimanche, après tout.

Je le suis dans l’appartement obscur.

— Ma femme est à la campagne, explique-t-il par-dessus son épaule avant de pénétrer dans ce qui semble être son bureau.

Deux lances se croisent au-dessus de la fenêtre — sans doute un souvenir de son service en Afrique du Nord — et, sur la cheminée, trône une photographie de lui prise il y a un quart de siècle, alors qu’il était sous-officier au 13e corps d’armée. Il remplit son verre à une carafe et m’en sert un autre, puis se laisse tomber sur le canapé avec un grognement et allume une cigarette.

— Fichue affaire Dreyfus, commente-t-il. Ce sera notre mort à tous.

Je lui réponds sur un mode léger :

— Vraiment ? J’aurais préféré que la mienne s’auréole d’un peu plus d’héroïsme !

Mais Gonse me fixe d’un regard grave.

— Mon cher Picquart, vous ne semblez pas vous rendre compte : nous venons de passer tout près d’une guerre. Je suis debout depuis une heure ce matin, et tout ça à cause de cet abruti de Lebrun-Renault !

— Mon Dieu !

Interloqué, je pose mon verre de cognac sans y toucher.

— Je sais qu’il est difficile de croire qu’une telle catastrophe aurait pu résulter des bavardages d’un imbécile, précise-t-il. Mais c’est la vérité.

Il me raconte qu’une heure après minuit il a été réveillé par un messager du ministère de la Guerre. Convoqué à l’hôtel de Brienne, il a trouvé Mercier en peignoir avec un secrétaire du palais de l’Élysée qui avait apporté la première édition des journaux parisiens. Le secrétaire avait alors répété à Gonse ce qu’il venait d’annoncer au ministre : le Président était consterné — consterné ! scandalisé ! — par ce qu’il venait de lire. Comment se pouvait-il qu’un officier de la garde républicaine puisse colporter de telles histoires — en particulier qu’un document avait été dérobé par le gouvernement français à l’ambassade d’Allemagne, et que tout l’épisode n’était rien de moins que de l’espionnage pour piéger les Allemands ? Le ministre de la Guerre savait-il que l’ambassadeur prussien devait venir à l’ambassade l’après-midi même avec un message de protestation officiel de Berlin ? Que l’empereur d’Allemagne menaçait de rappeler son ambassadeur à Paris, si le gouvernement français ne déclarait pas une fois pour toutes qu’il acceptait l’assurance du gouvernement allemand qu’il n’avait jamais eu affaire au capitaine Dreyfus ? Trouvez-le, avait exigé le Président. Trouvez ce capitaine Lebrun-Renault, et faites-le taire  !

C’est ainsi que le général Arthur Gonse, chef du contre-espionnage militaire français, se retrouva, à cinquante-six ans, dans la situation humiliante de devoir prendre une voiture et faire du porte-à-porte — à l’état-major de la place Vendôme, puis au domicile de Lebrun-Renault et jusque dans les lieux de plaisir de Montmartre et Pigalle — jusqu’à ce qu’il débusque enfin sa proie, juste avant l’aube, au Moulin Rouge, où le jeune capitaine continuait de pérorer devant un public de prostituées et de journalistes !

Je dois à cet instant presser l’index contre mes lèvres pour réprimer un sourire car le monologue n’est pas dénué de comique — encore accentué par la voix rauque et le ton indigné de Gonse. J’imagine ce que Lebrun-Renault a dû éprouver lorsqu’il a vu le général foncer sur lui, ou l’effort désespéré qu’il a certainement produit pour dessoûler avant d’expliquer sa conduite, d’abord au ministre de la Guerre, puis, lors de ce qui n’a pas manqué d’être un entretien délicieusement embarrassant, au président Casimir-Perier en personne.

— Il n’y a rien de comique là-dedans, commandant ! me rappelle Gonse en percevant mon amusement. Nous ne sommes pas en état de nous lancer dans une guerre contre l’Allemagne ! Si jamais ils décidaient de prendre cette histoire comme prétexte pour nous attaquer, que Dieu protège la France !

— Certainement, mon général.

Gonse fait partie de cette génération — comme Mercier et Boisdeffre — que la déroute de 1870 a paniquée et qui vit depuis dans la peur du spectre allemand. « Trois-contre-deux », tel est le leitmotiv de leur pessimisme : il y aurait toujours trois Allemands pour deux Français, et ils dépensent trois francs en armement chaque fois qu’ils ont les moyens d’en dépenser deux. Leur défaitisme me paraît assez méprisable.