rumeur, il avait investi toutes ses économies en actions technologiques au pire moment, et il y avait laissé jusqu'à sa chemise.
Pourtant, il n'y avait ce soir aucune raison de s'affoler.
L'irruption inopportune de Sophie Neveu n'était après tout qu'un épisode sans grande conséquence. Maintenant qu'elle était partie, Fache avait des atouts à jouer. Il n'avait pas encore dit à Langdon que son nom figurait sur le message d'origine. La réaction de l'Américain serait sûrement révélatrice.
— Commissaire ? appela un agent depuis le fond de la pièce, en lui tendant un téléphone. Je crois que vous devriez prendre cet appel.
— Qui est-ce ?
— Le directeur du service de cryptographie.
— Et alors?
— C'est au sujet de Sophie Neveu. Il y a un problème.
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15
C'est l'heure.
Silas se sentait plus fort en sortant de l'Audi noire. La brise nocturne gonflait sa robe de bure.
Le vent du changement s'est levé. Conscient que la tâche qu'il devait accomplir demanderait plus de finesse que de force, il avait laissé dans la boîte à gants son arme, le Heckler & Koch USP 40 à treize coups que lui avait confié le Maître.
Une arme à feu n 'a pas sa place dans la Maison de Dieu.
La place Saint-Sulpice était déserte, à part deux ou trois jeunes prostituées adolescentes qui proposaient leurs services aux automobilistes noctambules. La vue de leurs jeunes corps nubiles provoqua une réaction trop familière chez Silas, qui plia instinctivement le genou gauche. Les pointes du cilice s'enfoncèrent dans sa chair.
Le désir disparut instantanément. Depuis dix ans, obéissant strictement à La Voie, il s'interdisait tout plaisir sexuel, même solitaire. S'il avait beaucoup sacrifié aux exigences de l'Opus Dei, il savait aussi qu'il en avait reçu en retour des bienfaits beaucoup plus grands. Le vœu de chasteté comme le renoncement à tout bien matériel lui avaient parus légers après la pauvreté qu'il avait connue enfant, et les sévices sexuels qu'il avait subis en prison.
C'était la première fois qu'il revenait en France depuis son arrestation. Il avait l'impression que sa patrie le mettait à l'épreuve, réveillant des souvenirs violents dans son âme aujourd'hui rachetée. Tu es ressuscité, se répétait-il.
Aujourd'hui, le service de Dieu l'avait obligé à commettre le péché de meurtre, et il savait que ce sacrifice devrait rester enfoui au fond de son cœur pour l'éternité.
« La force de ta foi se mesure à la souffrance que tu peux endurer », lui avait dit le Maître.
Silas était aguerri à la douleur, et il ne demandait qu'à le prouver à celui qui affirmait que sa mission était ordonnée par une puissance supérieure.
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Hago la Obra de Dios, j'accomplis l'Œ uvre de Dieu, murmura-t-il en se dirigeant vers la façade de l'église. Il reprit son souffle devant l'entrée, réalisant enfin pleinement ce qu'il allait faire, ce qui l'attendait à l'intérieur.
La clé de voûte. Qui nous mènera au but final. Il leva son poing spectral et frappa trois fois contre la porte.
Quelques instants plus tard, il entendit le grincement des loquets derrière l'immense porte de bois.
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16
Sophie se demandait combien de temps mettrait Fache à réaliser qu'elle n'avait pas quitté le musée. Langdon avait l'air tellement abattu qu'elle s'interrogeait : n'avait-elle pas eu tort de le manœuvrer comme elle l'avait fait ?
Mais que pouvais-je faire d'autre ?
Elle revoyait le cadavre nu de Jacques Saunière étendu sur le plancher de la Galerie. Il avait tant représenté pour elle, autrefois. Et pourtant elle n'arrivait pas à éprouver de chagrin.
C'était devenu un étranger. Elle avait brusquement cessé de l'aimer, un soir du mois de mars. Il y a dix ans. Encore étudiante, elle était rentrée d'Angleterre quelques jours plus tôt que prévu, et elle avait découvert son grand-père accomplissant un acte qu'elle n'était pas censée voir.
Aujourd'hui encore, elle se demandait si cette scène, avait vraiment eu lieu.
Si seulement je ne l'avais pas vu, de mes propres yeux...
Trop choquée, trop honteuse pour accepter ses pitoyables tentatives d'explication, elle avait immédiatement quitté la maison, et rassemblé ses économies pour s'installer dans un appartement qu'elle partageait avec des amies. Elle s'était juré de ne jamais parler à personne de ce qu'elle avait vu. Saunière avait désespérément essayé de renouer le contact, lui envoyant lettre sur lettre, la suppliant sur son répondeur téléphonique de le laisser s'expliquer. Quelle explication le rachèterait ? La seule fois où elle avait répondu, c'était pour exiger qu'il ne l'appelle plus, qu'il n'essaie plus jamais de la revoir. Elle craignait que leur entretien ne se révèle plus pénible encore que l'incident lui-même.
Curieusement, Jacques Saunière n'avait jamais renoncé.
Sophie avait chez elle un tiroir entier rempli des lettres et des paquets qu'il n'avait cessé de lui envoyer pendant dix ans. Elle devait toutefois reconnaître qu'il avait obéi à sa requête, s'abstenant strictement de lui téléphoner.
Jusqu'à cet après-midi.
— Sophie ?
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La voix, enregistrée sur le répondeur, avait beaucoup vieilli.
— J'ai respecté ton désir jusqu'à présent, et cela me coûte beaucoup de t'appeler. Il faut absolument que je te parle... Il est arrivé quelque chose de terrible.
Debout dans la cuisine de son appartement, elle avait senti un frisson la traverser. La douce et chère voix lui rappelait les souvenirs heureux de son enfance. Il parlait en anglais, comme il l'avait toujours fait quand elle était petite. Tu parles français à l'école, on parle anglais à la maison.
— Écoute-moi, Sophie, je t'en supplie ! Tu ne peux pas m'en vouloir éternellement. As-tu seulement lu les lettres que je t'ai envoyées ? Tu n'as toujours pas compris ? Il faut que je puisse te parler, c'est urgent. Accorde ce dernier souhait à ton vieux grand-père. Appelle-moi au Louvre, dès que tu auras reçu ce message. Je crois que nous sommes tous les deux en grand danger.
Sophie avait regardé fixement le répondeur. En danger ? De quoi parlait-il ?
La voix chevrotait sous l'effet d'une émotion qu'elle ne pouvait identifier.
— Princesse... Je sais que je t'ai caché certaines choses, et que cela m'a coûté ton amour. Mais c'était pour te protéger. Il faut maintenant que tu connaisses la vérité. Il faut que je te dise la vérité sur ta famille...
Elle entendit soudain battre son propre cœur. Ma famille ?
Ses parents avaient été tués dans un accident de la route quand elle avait quatre ans. Leur voiture avait éventré la rambarde d'un pont et coulé dans le fleuve. Sa grand-mère et son petit frère étaient à l'arrière. Elle avait chez elle une boîte en carton pleine de coupures de presse de l'époque, qui relataient ce fait divers.
La voix de son grand-père réveillait une nostalgie ancienne, enfouie en elle depuis de longues années. Ma famille ! Elle revit un instant ce rêve récurrent qui l'avait si souvent réveillée étant petite. Ils sont vivants ! Ils reviennent à la maison ! Mais, comme après son rêve, leurs visages replongèrent dans l'oubli.
Ils sont morts, Sophie. Ils ne reviendront pas.
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— Sophie, continuait Saunière au téléphone, il y a des années que j'attends le bon moment pour te parler. Mais je n'ai plus le temps... Appelle-moi au Louvre, dès que tu auras reçu ce message. J'attendrai ici toute la nuit. J'ai peur qu'un danger ne nous guette. J'ai tellement de choses à te dire, à t'apprendre...