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Les deuxième, sixième et septième étages sont destinés aux chapelles ornées de marbre et de tapisseries. Le dix-septième étage est réservé aux résidences privées des dirigeants. Seuls les hommes utilisent l'entrée principale de Lexington Avenue. Les femmes entrent par une porte située sur la rue latérale. Une fois à l'intérieur de l'immeuble, elles restent constamment isolées, «

sur le plan visuel comme acoustique », de leurs conuméraires masculins.

Dans le sanctuaire de son grand appartement du dernier étage, Mgr Manuel Aringarosa venait de boucler son sac de voyage. Il avait échangé sa tenue d'évêque contre une simple soutane noire, sans même la ceinturer de violet. Il ne voulait pas attirer l'attention sur ses hautes fonctions ; seuls les initiés remarqueraient la bague en or massif qui ne quittait jamais son annulaire. Outre l'améthyste pourpre entourée de diamants qui l'ornait, cet anneau était gravé aux emblèmes de sa fonction - la mitre et la crosse. Aringarosa passa le bras dans la bandoulière de son sac de voyage, murmura une brève prière, sortit de son appartement et rejoignit par l'ascenseur le hall d'entrée, où son chauffeur l'attendait pour le conduire à l'aéroport.

Une fois confortablement installé dans l'avion qui venait de décoller pour Rome, il regarda par le hublot l'Atlantique plongé dans le noir, songeant à sa bonne étoile qui se levait enfin.

Ce soir, la bataille sera gagnée. Il se rappelait avec effroi la terreur qui l'avait saisi quelques mois auparavant, devant la puissance qui menaçait de détruire son empire.

Depuis dix ans qu'il présidait le mouvement traditionaliste, Mgr Aringarosa s'était employé à répandre le message de l'Opus

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Dei, littéralement « l'Œ uvre de Dieu ». La congrégation, fondée en 1928 par un prêtre espagnol, l'abbé José Maria Escriva, prônait un retour aux valeurs catholiques fondamentales, et demandait à ses membres d'accomplir de grands sacrifices pour parfaire leur apostolat.

La philosophie traditionaliste de l'Opus Dei avait pris son essor dans l'Espagne pré-franquiste, mais son catéchisme en 999 points, intitulé La Voie et publié en 1934 par Escriva, avait essaimé rapidement dans l'ensemble du monde catholique, En sept décennies, le livre avait été publié à quatre millions d'exemplaires, et traduit en quarante-deux langues. L'Opus Dei était devenue une organisation planétaire, l'œuvre catholique qui connaissait la croissance la plus rapide, mais aussi la plus solide financièrement. Elle avait ouvert des résidences, des centres d'enseignement et même des universités dans presque toutes les grandes capitales. Mais en ces temps de scepticisme religieux, de foisonnement des sectes et autres télévangélistes, Mgr Aringarosa était conscient des jalousies et des soupçons qu'éveillait son influence grandissante, dont les journalistes venus l'interviewer se faisaient régulièrement l'écho :

— L'Opus Dei est, d'après la rumeur, une secte qui pratique le lavage de cerveau, avait avancé l'un d'eux. D'autres la qualifient de société secrète ultraconservatrice. Que répondez-vous ?

— L'Opus Dei n'est rien de tout cela, répondait impatiemment l'évêque. Nous sommes partie intégrante de l'Église catholique, sous l'autorité directe du pape. Nous nous efforçons de suivre la doctrine de l'Église le plus rigoureusement possible, et de l'appliquer à chaque instant de notre vie sur terre.

— L'accomplissement de l'œuvre de Dieu exige-t-il des vœux de chasteté, le versement d'une dîme, le rachat des péchés par la flagellation et le port du cilice ?

— Ces aspects ne concernent qu'une petite partie des membres de l'Opus Dei. Il existe différents niveaux d'engagement. Des milliers d'entre nous - les « surnuméraires »

- sont mariés, ont des enfants et participent à l'œuvre divine dans leurs communautés laïques.

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D'autres choisissent la voie de l'ascétisme, et vivent en communauté dans nos foyers. Mais tous les adeptes de notre mouvement travaillent à l'amélioration du monde par leur foi, une mission tout à fait louable, vous en conviendrez.

Mais la raison l'emportait rarement. Les médias ne s'intéressaient qu'aux scandales et, comme tous les mouvements religieux d'importance mondiale, l'Opus Dei comptait quelques brebis galeuses qui jetaient le discrédit sur toute la communauté.

Deux mois plus tôt, le groupe Opus Dei d'une université du Midwest américain avait été accusé d'avoir drogué ses nouvelles recrues à la mescaline, afin de provoquer chez eux un état d'euphorie que les jeunes néophytes devaient interpréter comme une expérience mystique. Un étudiant d'une autre université avait failli mourir d'une septicémie après un usage abusif de son cilice barbelé. Plus récemment, un jeune banquier d'affaires, qui venait de faire don de la totalité de sa fortune à l'Opus Dei, s'était jeté par la fenêtre de son appartement de Boston.

Les brebis égarées, soupirait Aringarosa, en priant pour leur âme.

Mais le coup le plus dur leur avait certainement été porté par l'affaire Robert Hanssen. Au cours d'un procès largement médiatisé, on n'avait pas seulement appris que l'espion du FBI était une personnalité importante de l'Opus Dei, mais aussi qu'il se livrait régulièrement à des pratiques sexuelles déviantes, comme celle consistant à filmer ses ébats amoureux avec sa femme, pour que ses amis puissent profiter du spectacle. « Une activité qui ne me semble pas relever des dévotions d'un catholique fervent », avait commenté le juge à l'audience.

Ces regrettables événements ne faisaient qu'alimenter le dossier de l' Opus Dei Awareness Network, dont le très actif site internet - www.odan.org -, qui diffusait les témoignages effrayants d'anciens adeptes afin de mettre en garde les futurs membres de l'organisation. Et certains médias s'étaient mis à qualifier le mouvement de « Mafia de Dieu » et de « Secte chrétienne ».

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Le chien aboie devant ce qu'il ne comprend pas, se disait Aringarosa, en se demandant si ses censeurs avaient la moindre idée du nombre d'existences que l'adhésion au mouvement avait littéralement transfigurées. L'Opus Dei jouissait d'ailleurs de l'entière caution du pape, qui en avait fait une de ses prélatures personnelles.

Mais voilà qu'une nouvelle agression menaçait, plus dangereuse que celle des médias. Elle émanait d'un ennemi inattendu, dont Aringarosa ne savait comment se protéger.

L'évêque n'était pas encore remis du coup qui lui avait été porté cinq mois plus tôt.

Ils ne savent pas à qui ils viennent de déclarer la guerre, se chuchota-t-il à lui-même, en regardant l'océan disparaître dans l'obscurité. La vitre du hublot lui renvoya le reflet de son long visage, au nez aplati par un coup de poing reçu lorsqu'il était jeune missionnaire de l'Œ uvre en Espagne. Mais Aringarosa ne se préoccupait que des blessures de l'âme, pas de celles de la chair.

L'avion survolait la côte du Portugal lorsque le vibreur de son portable se déclencha dans la poche de sa soutane.

Aringarosa savait que l'usage des téléphones portables était interdit pendant le vol, mais il n'était pas question qu'il manque cet appel. Un seul homme connaissait ce numéro, celui-là même qui lui avait fait parvenir l'appareil. Il décrocha, plein d'excitation.

— Allô?

— Silas a localisé la clé de voûte. Elle est à Paris, à l'intérieur de l'église Saint-Sulpice.

— Alors, nous sommes près du but ! fit l'évêque en souriant.

— Il peut aller la chercher dès maintenant, mais nous avons besoin de votre intervention.

— Bien sûr. Dites-moi qui je dois contacter. En raccrochant, son cœur battait à tout rompre. Il fixa le noir du ciel, et se sentit submergé par la violence des événements qu'il venait de déclencher.