– C'est bien, je donnerai cette somme.
– Vous allez l'emprunter ?
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– Mon Dieu, oui.
– Vous allez faire là une belle chose ; vous brouiller avec votre père, entraver vos ressources, et l'on ne trouve pas ainsi trente mille francs du jour au lendemain. Croyez-moi, mon cher Armand, je connais mieux les femmes que vous ; ne faites pas cette folie, dont vous vous repentiriez un jour. Soyez raisonnable.
Je ne vous dis pas de quitter Marguerite, mais vivez avec elle comme vous viviez au commencement de l'été. Laissez-lui trouver les moyens de sortir d'embarras. Le duc reviendra peu à peu à elle. Le comte de N…, si elle le prend, il me le disait encore hier, lui payera toutes ses dettes, et lui donnera quatre ou cinq mille francs par mois. Il a deux cent mille livres de rente. Ce sera une position pour elle, tandis que vous, il faudra toujours que vous la quittiez ; n'attendez pas pour cela que vous soyez ruiné, d'autant plus que ce comte de N… est un imbécile, et que rien ne vous empêchera d'être l'amant de Marguerite. Elle pleurera un peu au commencement, mais elle finira par s'y habituer, et vous remerciera un jour de ce que vous aurez fait. Supposez que Marguerite est mariée, et trompez le mari, voilà tout.
« Je vous ai déjà dit tout cela une fois ; seulement à cette époque, ce n'était encore qu'un conseil, et aujourd'hui, c'est presque une nécessité.
Prudence avait cruellement raison.
– Voilà ce que c'est, continua-t-elle en renfermant les papiers qu'elle venait de montrer, les femmes entretenues prévoient toujours qu'on les aimera, jamais qu'elles aimeront, sans quoi elles mettraient de l'argent de côté, et à trente ans elles pourraient se payer le luxe d'avoir un amant pour rien. Si j'avais su ce que je sais, moi ! Enfin, ne dites rien à Marguerite et ramenez-la à Paris. Vous avez vécu quatre ou cinq mois seul avec elle, c'est bien raisonnable ; fermez les yeux, c'est tout ce qu'on vous demande. Au bout de quinze jours elle prendra le comte de
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N…, elle fera des économies cet hiver, et l'été prochain vous recommencerez. Voilà comme on fait, mon cher !
Et Prudence paraissait enchantée de son conseil, que je rejetai avec indignation.
Non seulement mon amour et ma dignité ne me permettaient pas d'agir ainsi, mais encore j'étais bien convaincu qu'au point où elle en était arrivée, Marguerite mourrait plutôt que d'accepter ce partage.
– C'est assez plaisanté, dis-je à Prudence ; combien faut-il définitivement à Marguerite ?
– Je vous l'ai dit, une trentaine de mille francs.
– Et quand faut-il cette somme ?
– Avant deux mois.
– Elle l'aura.
Prudence haussa les épaules.
– Je vous la remettrai, continuai-je, mais vous me jurez que vous ne direz pas à Marguerite que je vous l'ai remise.
– Soyez tranquille.
– Et si elle vous envoie autre chose à vendre ou à engager, prévenez-moi.
– Il n'y a pas de danger, elle n'a plus rien.
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Je passai d'abord chez moi pour voir s'il y avait des lettres de mon père.
Il y en avait quatre.
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Chapitre XIX
Dans les trois premières lettres, mon père s'inquiétait de mon silence et m'en demandait la cause ; dans la dernière, il me laissait voir qu'on l'avait informé de mon changement de vie, et m'annonçait son arrivée prochaine.
J'ai toujours eu un grand respect et une sincère affection pour mon père. Je lui répondis donc qu'un petit voyage avait été la cause de mon silence, et je le priai de me prévenir du jour de son arrivée, afin que je pusse aller au-devant de lui.
Je donnai à mon domestique mon adresse à la campagne, en lui recommandant de m'apporter la première lettre qui serait timbrée de la ville de C…, puis je repartis aussitôt pour Bougival.
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Marguerite m'attendait à la porte du jardin.
Son regard exprimait l'inquiétude. Elle me sauta au cou, et ne put s'empêcher de me dire :
– As-tu vu Prudence ?
– Non.
– Tu as été bien longtemps à Paris ?
– J'ai trouvé des lettres de mon père auquel il m'a fallu répondre.
Quelques instants après, Nanine entra tout essoufflée.
Marguerite se leva et alla lui parler bas.
Quand Nanine fut sortie, Marguerite me dit, en se rasseyant près de moi et en me prenant la main :
– Pourquoi m'as-tu trompée ? Tu es allé chez Prudence.
– Qui te l'a dit ?
– Nanine.
– Et d'où le sait-elle ?
– Elle t'a suivi.
– Tu lui avais donc dit de me suivre ?
– Oui. J'ai pensé qu'il fallait un motif puissant pour te faire aller ainsi à Paris, toi qui ne m'as pas quittée depuis quatre mois.
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Je craignais qu'il ne te fût arrivé un malheur, ou que peut-être tu n'allasses voir une autre femme.
– Enfant !
– Je suis rassurée maintenant, je sais ce que tu as fait, mais je ne sais pas encore ce que l'on t'a dit.
Je montrai à Marguerite les lettres de mon père.
– Ce n'est pas cela que je te demande : ce que je voudrais savoir, c'est pourquoi tu es allé chez Prudence.
– Pour la voir.
– Tu mens, mon ami.
– Eh bien, je suis allé lui demander si le cheval allait mieux, et si elle n'avait plus besoin de ton cachemire, ni de tes bijoux.
Marguerite rougit mais elle ne répondit pas.
– Et, continuai-je, j'ai appris l'usage que tu avais fait des chevaux, des cachemires et des diamants.
– Et tu m'en veux ?
– Je t'en veux de ne pas avoir eu l'idée de me demander ce dont tu avais besoin.
– Dans une liaison comme la nôtre, si la femme a encore un peu de dignité, elle doit s'imposer tous les sacrifices possibles plutôt que de demander de l'argent à son amant et de donner un côté vénal à son amour. Tu m'aimes, j'en suis sûre, mais tu ne sais pas combien est léger le fil qui retient dans le cœur l'amour que l'on a pour des filles comme moi. Qui sait ? Peut-être dans un jour
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de gêne ou d'ennui, te serais-tu figuré voir dans notre liaison un calcul habilement combiné ! Prudence est une bavarde. Qu'avais-je besoin de ces chevaux ! J'ai fait une économie en les vendant ; je puis bien m'en passer, et je ne dépense plus rien pour eux ; pourvu que tu m'aimes, c'est tout ce que je demande, et tu m'aimeras autant sans chevaux, sans cachemires et sans diamants.
Tout cela était dit d'un ton si naturel, que j'avais les larmes dans les yeux en l'écoutant.
– Mais, ma bonne Marguerite, répondis-je en pressant avec amour les mains de ma maîtresse, tu savais bien qu'un jour j'apprendrais ce sacrifice, et que, le jour où je l'apprendrais, je ne le souffrirais pas.
– Pourquoi cela ?