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Malgré cela, la pièce restait un peu trop sombre avec des couleurs un peu trop vives. Pas le genre où on peut s’asseoir pour lire tranquillement. Sur ma droite, une porte frémit sous un éclat de voix.

— Attends un instant, dit Murphy.

Elle franchit la porte en question et entra dans ce qui devait être la chambre à coucher.

Les yeux mi-clos, j’étudiai la configuration du salon. Un canapé en cuir, deux fauteuils, une chaîne stéréo et une télévision dans un meuble combiné noir. Une bouteille de champagne tiède flottait dans un seau qui avait dû être rempli de glaçons. Deux coupes vides juste à côté. Un pétale de rose rouge jurait avec la moquette (mais dans cette pièce, rien ne s’accordait).

Un morceau de satin dépassait de la jupe d’un des fauteuils. Je m’accroupis et relevai la bande de tissu en prenant soin de ne rien toucher. Une petite culotte noire dont l’élastique avait craqué comme si elle avait été arrachée… Affriolant.

La chaîne était à la pointe du progrès, même s’il ne s’agissait pas d’une grande marque. J’utilisai la gomme de mon crayon pour la mettre en marche. Une douce musique emplit la pièce. Une mélopée grave avec un tempo lancinant. Le souffle d’une femme qui fredonne se fondant dans l’harmonie.

La musique continua encore quelques instants avant de buter sur une section de deux secondes, la répétant encore et encore.

Je me rembrunis. Comme je l’ai dit, je fais toujours ça aux machines, à cause de ma nature magique et de ma maîtrise des arcanes. Plus la machine est délicate et moderne, plus il y a de chances que je la détraque. En forme, je mouche une photocopieuse à vingt mètres.

— La suite de l’amour, lâcha un homme derrière moi en étirant le dernier mot en un amoouuuuur. Vous en pensez quoi, monsieur Merlin ?

— Bonjour inspecteur Carmichael, répondis-je sans me retourner.

La voix légère de Carmichael était nasillarde et assez particulière. C’était le partenaire de Murphy et le sceptique du coin. Il me prenait pour un charlatan prêt à tout pour empocher l’argent honnêtement gagné par la ville.

— Vous pensiez ramener cette culotte à la maison, ou vous n’avez pas fait attention ? continuai-je en me retournant.

Carmichael était un petit gros chauve avec de petits yeux porcins et un menton inexistant. Sa veste était froissée et sa cravate couverte de taches de nourriture. Un déguisement parfait pour un cerveau affûté comme un rasoir. C’était un flic exceptionnel, et malheur au tueur qu’il prenait en chasse.

Il s’approcha du fauteuil pour mieux voir.

— Pas mal, Sherlock, mais ça, c’est un amuse-gueule. Attendez de voir le plat de résistance. Je vous prépare une bassine.

Il se retourna pour éteindre le lecteur de CD avec son crayon.

J’écarquillai les yeux pour lui montrer combien j’étais terrifié, et le précédai dans la chambre. À mon grand regret. Je contemplai la scène, notant machinalement certains détails avant de fermer tout doucement la porte sur la zone de ma tête qui avait commencé à hurler à l’instant même où j’étais entré.

Ils étaient morts dans leur lit, cette nuit. La rigidité cadavérique avait commencé son œuvre. La femme chevauchait le type, le corps tendu en arrière, le dos courbé comme une danseuse, l’arrondi de ses seins lui conférant une charmante silhouette. L’homme, grand et musclé, agrippait les draps de satin, les serrant dans ses poings. Un photographe érotique en aurait tiré un tableau magnifique.

Dommage que les côtes gauches de nos amants aient décidé d’exploser, faisant jaillir des pointes osseuses qui avaient déchiré les chairs. Les artères avaient projeté du sang jusque sur le miroir du plafond, avec des morceaux de chair gélatineuse et probablement les restes de leur cœur. J’examinai les torses ravagés. Je remarquai la pellicule grisâtre qui se formait sur les poumons immobiles et les arêtes des côtes qui avaient forcé vers l’extérieur jusqu’à se briser sous l’influence d’une pression interne.

Plutôt moyen, comme potentiel érotique.

Le lit trônait au beau milieu de la chambre, une subtile manière de souligner son importance. Même décor que dans le salon, beaucoup de rouge, beaucoup de fric, un peu surchargé, sauf si on l’admirait à la lueur d’une bougie. D’ailleurs, les chandelles, sur le mur, étaient totalement consumées.

Je contournai le plumard et la moquette produisit un bruit spongieux. La petite partie de mon cerveau bien à l’abri derrière mes barrières de discipline et d’entraînement rigoureux continuait à bredouiller des choses incohérentes. Je tentai de l’ignorer. Ce n’était pas une mince affaire. Mais, si je ne pouvais pas quitter cette pièce assez vite, j’allais pleurer comme une petite fille.

Je me hâtai de relever tous les détails. La femme était magnifique et dans la vingtaine. Enfin, elle devait avoir été magnifique… Ses cheveux châtains coupés au carré étaient manifestement teints. Ses yeux étaient entrouverts, mais je ne pus pas voir grand-chose, sinon qu’ils étaient clairs. Avec une touche de vert, peut-être…

L’homme devait avoir dans les quarante ans, avec un corps modelé par des années d’exercice. Son biceps droit portait le tatouage d’une dague ailée partiellement masqué par le drap qu’il tenait. Ses phalanges étaient marquées, couvertes de corne, et une sale cicatrice couturait son abdomen, sûrement un coup de couteau.

Des vêtements jonchaient le sol, un costume pour lui et une minuscule robe noire plus une paire de pompes pour elle. Je remarquai aussi deux sacs de voyage intacts posés l’un à côté de l’autre, probablement par le groom.

Je redressai la tête. Carmichael et Murphy me regardaient en silence.

Je fis la moue.

— Alors ? demanda Murphy. C’est de la magie… ou pas ?

— Soit ça, soit une sacrée partie de jambes en l’air, lui répondis-je.

Carmichael ricana.

Je rigolai aussi un peu. Juste ce qu’il fallait à cette petite partie de mon cerveau pour défoncer la porte. Mon estomac se retourna et je dus filer hors de la chambre. Carmichael n’avait pas menti, il m’avait laissé une belle petite bassine et je tombai à genoux pour vomir.

Je repris mes esprits en quelques secondes, mais il était hors de question que je retourne dans cette pièce. Pas besoin de revoir ce spectacle. Je ne voulais plus voir ces deux cadavres à qui on avait arraché le cœur.

Quelqu’un avait utilisé la magie pour obtenir ce résultat. Oui, on avait recouru à la magie pour attaquer quelqu’un. La Première Loi avait été violée et la Blanche Confrérie en ferait une attaque. Ce n’était pas l’œuvre d’un esprit ou d’une entité maléfique, ni une attaque lancée par l’une des nombreuses créatures de l’Outremonde, comme les vampires ou les trolls. Il s’agissait d’une agression délibérée et préméditée commise par un sorcier ou un magicien. Bref, un humain capable de manipuler les forces fondamentales de la création et de la vie.

C’était pire qu’un meurtre : une perversion ignoble, comme si un dingue avait utilisé un Botticelli pour tabasser son voisin à mort. Comme si on avait transformé une chose merveilleuse en arme de destruction massive.

Il n’est pas facile d’expliquer la magie à quelqu’un qui ne l’a jamais ressentie. Elle tire sa source de la vie, de l’intelligence, de la conscience, des émotions du genre humain. Souffler une vie avec cette énergie-là avait quelque chose de hideux, voire d’incestueux.