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Dans une autre boîte, je trouvai des bouteilles d’un liquide verdâtre presque lumineux. De l’absinthe ? Je reniflai et sentis quasiment la folie distillée dans ces flacons. Je m’écartai, au bord de la nausée. Rapidement, je fis le tour des autres caisses. De l’ammoniaque, comme dans les hôpitaux et les asiles psychiatriques, du peyotl dans des Tupperware – je l’aurais reconnu n’importe où –, de la poudre d’alun toute blanche, de l’antigel et un sac rempli de paillettes de toutes les couleurs. Il y avait encore d’autres choses perdues dans les ombres, mais je ne pris pas le temps de les examiner. J’avais deviné leur nature.

Des potions !

Des ingrédients pour les potions. Victor fabriquait le Troisième Œil, comme je concoctais des potions, mais à plus grande échelle, en volant l’énergie des lieux et des gens. L’absinthe était la base du produit. Sells produisait en masse un poison magique qui devait rester inerte jusqu’à l’absorption, moment où il influait sur les émotions et les désirs. Voilà peut-être pourquoi je n’avais rien remarqué avant. Un examen sommaire ou non magique n’aurait rien révélé. Il fallait libérer sa Clairvoyance pour avoir une chance de le détecter. Et j’évite de faire ce genre de chose trop souvent…

Pris de tremblements, je fermai les yeux. J’en voyais trop. C’est le problème, avec ce pouvoir. En regardant les composants, les fioles de drogues, je percevais des images fugaces de la souffrance qu’elles provoquaient. Submergé, je perdais contact avec la réalité.

L’orage gronda encore plus fort, juste au-dessus de la maison. Victor haussa la voix à un niveau audible. Une langue ancienne… De l’égyptien ? Du babylonien ? ça n’avait pas d’importance. La haine et la malveillance étaient palpables. Ces mots vibraient pour tuer.

Je tremblais encore plus. Était-ce seulement dû à la Clairvoyance ? Toute cette énergie négative m’affectait-elle ?

Non. J’étais effrayé. J’avais peur de quitter mon refuge pour affronter le maître de la horde d’abominations qui grouillaient dans tous les coins. Je sentais d’ici sa force et sa confiance. La puissance de sa volonté imprégnait l’atmosphère d’une foi répugnante. Je me sentais dans la peau d’un enfant apeuré devant un gros chien méchant, ou face au caïd du coin. Le genre de peur qui paralyse, qui donne envie de s’excuser et de partir se planquer.

Le temps des dérobades et des excuses était passé. Il fallait agir. Je repoussai ma Clairvoyance et repris mes esprits autant qu’il me fut possible.

La foudre frappa et le vacarme la suivit de près. La lumière vacilla et la chaîne sauta un morceau. Au sommet de l’extase, Victor hurla son invocation. La femme cria de plus belle. C’était sûrement Mme Beckitt.

— Quand on paie, faut assumer après, murmurai-je.

Focalisant ma volonté, je tendis le bras en criant :

— Fueqo !

Une bouffée de chaleur jaillit de ma main, les menottes de Murphy pendant toujours à mon poignet, et un jet de flammes traversa la pièce pour embraser la chaîne qui émit des sons plus semblables à des ululements torturés qu’à de la musique.

Je désignai le plafond et hurlai :

— Veni arrière !

Une rafale de vent me souleva, gonflant mon manteau comme la cape de Batman, et j’atterris sur la plate-forme.

J’avais beau m’attendre au spectacle, je fus désarçonné. Victor était tout en noir. Des chaussures à la chemise en passant par le pantalon… Il était très élégant, surtout comparé à mon jogging et à mes bottes de cow-boy. La lumière surnaturelle qui émanait du cercle conférait une aura étrange à ses sourcils broussailleux et à son visage anguleux.

Ce salaud était entouré des composants du rituel qui devait me tuer. Il tenait une grosse cuillère affûtée comme un rasoir et, à ses pieds, un lapin albinos ligoté par une corde rouge se tordait entre deux bougies – une noire et une blanche. Une des pattes du lapin saignait, tachant sa fourrure immaculée. Une boucle de mes cheveux noirs était fixée à sa tête. Il y avait un autre cercle tracé à la craie, large de cinq mètres, où les Beckitt copulaient avec une incroyable bestialité. La source d’énergie de Victor Sells.

Tétanisé, il me regarda atterrir. Le vent soufflait autour de moi comme un cyclone miniature, renversant les pots de fleurs et les bibelots.

— Vous ! cria-t-il.

— Moi, confirmai-je. Il fallait que je vous parle de quelque chose, Victor.

En moins d’une seconde, sa stupeur se transforma en rage. Il brandit la cuillère de la main droite et hurla son sortilège. Puis il ramassa le lapin, ma représentation cérémonielle, pour lui arracher le cœur – et donc le mien par la même occasion.

Je ne lui laissai pas le temps de finir ; m’emparant du tube de plastique vide dans ma poche, je l’envoyai sur l’Homme de l’Ombre.

Ce n’était pas une arme fantastique. Mais c’était un objet réel lancé par une personne normale. Idéal pour briser un cercle magique.

L’étui percuta Victor et ruina l’intégrité de l’anneau au moment où il achevait l’incantation en plongeant sa cuillère dans le corps du pauvre mammifère. La fureur des éléments descendit le long du conduit incantatoire créé par le cercle maintenant imparfait de Sells.

L’énergie se déversa dans la pièce. Libre de toute contrainte et de tout contrôle, elle se répandit telle une tornade de sons et de teintes bruts. Elle faucha tous les objets – puis Victor et moi – et rompit le second cercle, envoyant les Beckitt valdinguer contre un mur.

Je m’accrochai à la rambarde pendant que le pouvoir ravageait la pièce, l’air se chargeant d’une magie pure, dangereuse comme de l’eau sous pression se précipitant vers une issue.

— Enfoiré ! hurla Victor. Tu vas te décider à mourir, oui ?

Il cria quelque chose d’autre en me désignant du doigt. Instantanément, une gerbe de flammes fondit sur moi.

Puisant dans l’énorme réserve d’énergie disponible, je formai un grand mur devant moi, les yeux fermés sous l’effort. Me concentrer sans mon bracelet était terriblement dur. Le feu ricocha contre mon rempart et monta jusqu’au dôme d’air solidifié modelé par Sells pour contenir son rituel. J’ouvris les yeux au moment où les flammes s’attaquaient aux poutres du toit.

L’air vibrait toujours après le passage du feu. Constatant ma résistance, Victor grogna en agitant la main. Il « appelait ». Une baguette tordue ressemblant beaucoup à un os vola vers lui. Il la braqua sur moi comme s’il s’agissait d’un pistolet.

Le problème, avec les sorciers, c’est qu’ils deviennent obsédés par une seule chose : la magie. Victor ne devait pas s’attendre que je me relève et que je me précipite pour le balancer contre le mur d’un coup d’épaule. Je poursuivis avec un coup de genou dans le ventre, mais ratai ma cible et frappai directement entre les jambes. Victor devint tout pâle et se plia en deux sur le sol. Cela faisait déjà quelques secondes que je lui hurlais des choses incohérentes. J’entrepris de lui flanquer des coups de pied dans la tête.

Il y eut un bruit métallique. Je me retournai à temps pour voir M. Beckitt, à poil, me braquer avec un automatique, et pour me jeter sur le côté au moment où une explosion retentissait. Quelque chose de chaud me déséquilibra en me percutant la hanche et je continuai à rouler dans la cuisine. J’entendis Beckitt jurer sur un fond de cliquetis rageurs. Le flingue s’était enrayé. Tu parles ! Avec autant de magie dans le coin, on avait de la chance qu’il n’ait pas explosé !