— Parce que ce n’est pas un meurtre, dit un deuxième contradicteur.
— Tu veux que je te dise ? Homme ou bête, quand un gars est capable de trucider comme ça, c’est qu’il ne tourne pas rond. Qu’est-ce qui te dit qu’après, il ne va pas tuer une femme ? Ça s’entraîne, un meurtrier.
— C’est vrai, dit Adamsberg en revoyant ses douze rats sur le port du Havre.
— Mais les flics, c’est tellement con que ça ne peut pas se mettre ça dans le crâne. Bouchés comme des oies.
— Ce n’est quand même qu’un cerf, objecta l’objecteur.
— Toi aussi t’es bouché, Alphonse. Mais moi, si j’étais flic, je te garantis que je le chercherais, ce gars, et vite fait encore.
— Moi aussi, murmura Adamsberg.
— Ah tu vois. Même le Béarnais est d’accord. Parce qu’une boucherie pareille, écoute-moi bien, Alphonse, ça veut dire qu’il y a un cinglé qui se balade alentour. Et crois-moi, parce que je ne me suis jamais trompé, tu en entendras parler avant longtemps.
— Le Béarnais est d’accord, ajouta Adamsberg, pendant que le vieux lui remplissait à nouveau son verre.
— Ah tu vois. Et le Béarnais, pourtant, il n’est pas chasseur.
— Non, dit Adamsberg. Il est flic.
Angelbert suspendit son geste, arrêtant la bouteille de blanc à mi-course au-dessus du verre. Adamsberg croisa son regard. Le défi s’engageait. D’une légère poussée de la main, le commissaire fit comprendre qu’il souhaitait qu’on finisse de remplir son verre. Angelbert ne bougea pas.
— On n’aime pas trop les flics ici, énonça Angelbert, le bras toujours immobile.
— On ne les aime nulle part, précisa Adamsberg.
— Ici moins qu’ailleurs.
— Je n’ai pas dit que j’aimais les flics, j’ai dit que je l’étais.
— Tu ne les aimes pas ?
— Pour quoi faire ?
Le vieux plissa fort les yeux, rassemblant sa concentration pour ce duel inattendu.
— Et pourquoi tu l’es, alors ?
— Par discourtoisie.
La réponse, rapide, passa au-dessus de la tête de tous les hommes, y compris de celle d’Adamsberg, qui aurait été en peine d’expliquer ses propres mots. Mais pas un n’osa exprimer son incompréhension.
— Évidemment, conclut le ponctueur.
Et le mouvement d’Angelbert, interrompu comme dans un film un instant bloqué, reprit son cours, la main s’inclina et le verre d’Adamsberg acheva d’être rempli.
— Ou pour cela, ajouta Adamsberg en désignant le cerf massacré. Quand était-ce ?
— Il y a un mois. Garde le journal si ça t’intéresse. Les flics d’Évreux, ils s’en foutent.
— Bouchés, dit Robert.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Adamsberg en montrant une tache sur le côté du corps.
— Son cœur, dit Hilaire avec dégoût. Il lui a collé deux balles dans les côtes, puis il lui a sorti le cœur au couteau et il l’a mis en bouillie.
— C’est une tradition ? De sortir le cœur du cerf ?
Il y eut un nouveau moment d’indécision.
— Explique-lui, Robert, ordonna Angelbert.
— Cela m’épate tout de même, commença Robert, que tu ne saches rien de la chasse, pour un montagnard.
— J’accompagnais les adultes en virée, reconnut Adamsberg. J’ai fait les palombières, comme tous les gosses.
— Tout de même.
— Mais rien de plus.
— Quand tu as abattu ton cerf, exposa Robert, tu décolles la peau pour faire le tapis. Là-dessus, tu prélèves les honneurs et les cuissots. Tu touches pas les entrailles. Tu le retournes, tu prends les filets. Puis tu coupes la tête, pour les bois. Quand c’est fini, tu drapes l’animal dans sa peau.
— Exactement.
— Mais tu ne touches pas au cœur, nom d’un chien. Avant, oui, certains le faisaient. Mais on a évolué. Aujourd’hui, le cœur reste à la bête.
— Qui le faisait ?
— Ne cherche pas, Oswald, c’était dans le temps.
— Celui-là, il ne voulait que tuer et mutiler, dit Alphonse. Il n’a même pas pris les cors. C’est pourtant le seul truc que les gens veulent, quand ils n’y connaissent rien.
Adamsberg leva les yeux vers de grands bois suspendus au mur du café, au-dessus de la porte.
— Non, dit Robert. Ceux-là, c’est de la marde.
De la merde, traduisit Adamsberg.
— Parle plus bas, dit Angelbert en désignant le comptoir, où le patron lançait une partie de dominos, avec deux jeunes trop inexpérimentés pour intégrer le groupe des hommes.
Robert eut un regard vers le patron, puis revint vers le commissaire.
— C’est un horsin, expliqua-t-il à voix basse.
— C’est-à-dire ?
— Il est pas d’ici. Il vient de Caen.
— Caen, ce n’est pas la Normandie ?
Il y eut des regards, des moues. Fallait-il ou non informer le montagnard d’un sujet aussi intime ? Aussi douloureux ?
— Caen, c’est la Basse-Normandie, expliqua Angelbert. Ici, t’es dans la haute.
— Et c’est important ?
— Disons que ça ne se compare pas. La vraie Normandie, c’est la haute, c’est ici.
Son doigt tordu montrait le bois de la table, comme si la Haute-Normandie venait de se réduire à la taille du café d’Haroncourt.
— Attention, compléta Robert, là-bas, dans le Calvados, ils vont te prétendre le contraire. Mais faudra pas les croire.
— Bien, promit Adamsberg.
— Et chez eux, les pauvres, il pleut tout le temps.
Adamsberg regarda les vitres, sur lesquelles la pluie tombait sans discontinuer.
— Il y a pluie et pluie, expliqua Oswald. Ici, ça pleut pas, ça mouille. T’as pas ça chez toi ? Des horsins ?
— Si, reconnut Adamsberg. Il y a du tirage entre la vallée du gave de Pau et la vallée d’Ossau.
— Ouais, confirma Angelbert, comme s’il connaissait déjà ce fait.
Bien qu’accoutumé à la lourde musique du rituel des hommes, Adamsberg comprenait que la conversation des Normands, conformément à leur réputation, était plus ardue qu’ailleurs. Des taiseux. Ici, les phrases peinaient, prudentes, soupçonneuses, tâtant le terrain à chaque mot. On ne parlait pas fort, on n’abordait pas les sujets de plein fouet. On tournait autour, comme si poser directement un sujet sur la table eût été aussi indélicat que d’y jeter une pièce de boucherie.
— Pourquoi est-ce de la merde ? demanda Adamsberg en désignant les bois accrochés au-dessus de la porte.
— Parce que c’est du bois de chute. C’est bon pour la décoration, pour faire le fier. Va jeter un œil si tu ne me crois pas. On voit la meule à la base de l’os.
— C’est de l’os ?
— T’y connais vraiment rien, toi, dit tristement Alphonse, semblant regretter qu’Angelbert ait introduit cet ignare dans la troupe.
— C’est de l’os, confirma le vieux. C’est le crâne de la bête qui pousse au-dehors. Y a que les cervidés qui font ça.
— Tu te figures si nos crânes poussaient au-dehors ? dit Robert, un instant rêveur.
— Avec les idées dessus ? dit Oswald avec un mince sourire.
— Ben avec toi, ça pèserait pas lourd.
— Pratique pour un flic, observa Adamsberg, mais risqué. On pourrait voir tout ce qu’on pense.
— Exactement.
Il y eut une pause, méditative, en même temps que destinée à la troisième tournée.
— En quoi tu t’y connais ? À part en flics ? demanda Oswald.
— Pose pas de questions, ordonna Robert. Il s’y connaît en ce qu’il veut. Il te le demande, à toi, en quoi tu t’y connais ?