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Bien entendu, l’humus coincé sous les ongles des deux hommes provenait de la tombe. Et après ? Cela n’aidait pas à savoir qui les avait envoyés à Montrouge, ni ce qu’ils étaient venus fouiller dans les profondeurs de la terre, acte assez tragique pour qu’ils en meurent deux jours plus tard. Adamsberg avait contrôlé la taille de l’infirmière à la première heure, 1,65 mètre. Ni trop grande ni trop petite pour l’éliminer du tableau.

Les renseignements sur la morte embrouillaient plus encore ses pensées. Élisabeth Châtel, du village de Villebosc-sur-Risle, Haute-Normandie, avait été employée dans une agence de voyages à Évreux. Il ne s’agissait pas de virées touristiques suspectes ni de pérégrinations sauvages, mais de bénins circuits en car pour personnes âgées. Elle n’avait pas emporté le moindre ornement funéraire dans la tombe. La perquisition à son domicile n’avait révélé aucun patrimoine caché, aucune passion pour une quelconque bijouterie. Élisabeth avait vécu sobrement, sans maquillage et sans parure. Ses parents l’avaient dite pieuse et, d’après ce qu’on avait pu entendre sous les mots, elle s’était toujours tenue hors de portée des hommes. Elle n’accordait pas plus de soin à elle-même qu’à son véhicule, ce qui avait causé sa mort sur la dangereuse route à trois voies qui reliait Évreux à Villebosc. Le liquide à freins épuisé, la voiture était passée sous un camion. Quant au dernier événement marquant de la famille Châtel, il remontait à la Révolution, quand la tribu s’était scindée entre constitutionnels et réfractaires, faisant un mort. Les représentants des deux branches ennemies ne se fréquentaient plus depuis lors, pas même dans la mort, les uns se faisant inhumer au cimetière de Villebosc-sur-Risle, les autres dans une concession à Montrouge.

Ce morne résumé semblait contenir toute la vie d’Élisabeth, démunie d’amis qu’elle ne recherchait pas, dénuée de secrets qu’elle ne possédait pas. Un seul fait d’exception l’avait donc atteinte, mais en sa sépulture. Ce qui, pensait Adamsberg en laissant flotter ses jambes, n’avait pas de sens. Pour cette femme que nul n’avait convoitée en sa vie, deux hommes étaient morts, après s’être efforcés de rejoindre sa tête dans son cercueil. Élisabeth avait été mise en bière à l’hôpital d’Évreux, et personne ne s’y était glissé pour fourrer quoi que ce soi dans son cercueil.

Quatorze heures, colloque rapide à la Brasserie des Philosophes, la moitié des agents n’ayant pas achevé leur déjeuner. Adamsberg n’était pas regardant sur les colloques, ni sur leur régularité, ni sur leur emplacement. Il parcourut les cent mètres qui le séparaient de la Brasserie en cherchant sur une carte qui se pliait au vent où pouvait se trouver Villebosc-sur-Risle. Danglard lui désigna un petit point sur la carte.

— Villebosc dépend de la gendarmerie d’Évreux, précisa le commandant. Pays à toits de chaume et à colombages, vous connaissez le coin, c’est à quinze kilomètres de votre Haroncourt.

— Quel Haroncourt ? demanda Adamsberg en essayant de replier la carte qui résistait comme une voile.

— Le Haroncourt du concert, où vous avez accompagné courtoisement.

— Oui, j’avais oublié le nom du village. Avez-vous remarqué qu’il en va des cartes routières comme des journaux, des chemises et des idées folles ? Une fois ces trucs dépliés, il n’y a plus jamais moyen de les refermer.

— Où avez-vous pris cette carte ?

— Dans votre bureau.

— Donnez, je vais la ranger, dit Danglard en tendant une main inquiète.

Danglard appréciait au contraire les objets — et les idées — qui lui imposaient une discipline. Un matin sur deux, il retrouvait son journal déjà consulté par Adamsberg, et donc mal replié en paquet hâtif sur sa table. Faute d’événement plus grave, c’était pour lui une cause de contrariété. Mais il ne pouvait s’insurger contre ce désordre car le commissaire arrivait au bureau à l’aube — où il feuilletait son journal —, et n’avait jamais émis un reproche sur les horaires laxistes de Danglard.

Les agents étaient tassés dans la Brasserie dans leur secteur habituel, une longue alcôve éclairée par deux grands vitraux qui jetaient sur le groupe des lumières bleues, vertes et rouges, selon leur place à table. Danglard, qui trouvait ces vitraux laids et refusait d’avoir le visage bleu, s’installait toujours dos aux fenêtres.

— Où est Noël ? demanda Mordent.

— Il est en stage le long de la Seine, expliqua le commissaire en s’asseyant.

— Qu’est-ce qu’il fait ?

— Il examine les mouettes.

— Tout arrive, dit doucement Voisenet, un positiviste indulgent, et zoologue.

— Tout arrive, confirma Adamsberg en posant un paquet de photocopies sur la table. Ces jours-ci, nous allons travailler logiquement. Je vous ai préparé des feuilles de route, avec la nouvelle description du meurtrier. Pour le moment, on table sur une femme âgée, de 1,62 mètre environ, conventionnelle, qui porte peut-être des chaussures de cuir bleu, et qui a quelques connaissances en médecine. On recommence l’enquête au marché aux puces sur ces bases, en quatre équipes. Chacun emporte un jeu de photos de Claire Langevin, l’infirmière aux trente-trois victimes.

— L’ange de la mort ? demanda Mercadet, qui avalait son troisième café avant tous les autres pour tenir le coup. Elle n’est pas en prison ?

— Elle n’y est plus. Elle est passée sur le corps d’un gardien il y a dix mois et elle s’est envolée. Elle a peut-être débarqué sur les côtes de la Manche, elle est probablement à nouveau en France. Ne montrez la photo qu’à la fin de vos interrogatoires, n’influencez pas les témoins. C’est une simple possibilité, rien de plus qu’une ombre.

Noël entra à cet instant dans la Brasserie et se fit une place — en lumière verte — entre deux agents. Adamsberg consulta ses montres. À cette heure, Noël aurait dû être en descente vers les mouettes, à la hauteur de Saint-Michel. Le commissaire hésita, puis se tut. À son air fermé et ses yeux irrités d’insomnie, il était évident que Noël cherchait quelque chose, lancer un ballon par exemple, dans un but de pacification ou de provocation, et mieux valait attendre.

— Quant à cette ombre, nous l’approchons sur la pointe des pieds, le terrain est dangereux. Il nous faut savoir si Claire Langevin portait des chaussures de cuir bleu, si possible cirées, si possibles cirées en dessous.

— En dessous ?

— C’est bien cela, Lamarre, cirées sur les semelles. Comme on met de la cire de bougie sous les skis.

— À quoi cela sert ?

— À s’isoler du sol, à glisser dessus sans le toucher.

— Ah, je ne savais pas, dit Estalère.

— Retancourt, vous irez à l’ancien pavillon de l’infirmière. Tâchez de savoir par l’agence immobilière où ont été déposées ses affaires. Jetées peut-être, ou récupérées. Allez enquêter aussi auprès des derniers malades dont elle s’est occupée.

— Ceux qu’elle n’a pas tués, précisa Estalère.

Il y eut un léger silence, comme souvent après les interventions candides du jeune homme. Adamsberg avait expliqué à tous que le cas d’Estalère s’arrangerait sûrement avec le temps et qu’il suffisait d’être patient. Chacun protégeait donc le jeune brigadier, même Noël. Car Estalère ne représentait pas pour lui un concurrent assez crédible pour qu’il le combatte.