— Passez au labo, Retancourt, et emmenez avec vous une équipe pour les prélèvements. Il nous faut une recherche fouillée au sol du pavillon. Si elle cirait ses chaussures en dessous, il est possible qu’il en soit resté des traces, sur les parquets, sur les carrelages.
— À moins que l’agence ait tout fait nettoyer.
— Bien sûr. Mais on a dit qu’on travaillait logiquement.
— On vérifie donc les traces.
— Et surtout, Retancourt, vous me protégez. C’est votre mission.
— De ?
— D’elle. Il est possible qu’elle me cherche. Elle aurait besoin, parole d’expert, de m’éliminer pour pouvoir reprendre sa route, pour restaurer le mur que j’ai brisé en la découvrant.
— Quel mur ? demanda Estalère.
— Un mur intérieur, expliqua Adamsberg en montrant non front, puis en traçant une ligne jusqu’à son nombril.
Estalère pencha la tête, concentré.
— C’est une dissociée ? demanda-t-il.
— Comment le savez-vous ? demanda Adamsberg, toujours étonné par les éclairs inattendus du brigadier.
— J’ai lu le livre de Lagarde, elle parle de « murs intérieurs ». Je m’en souviens très bien. Je me souviens de tout.
— Eh bien c’est cela, exactement. C’est une dissociée. Vous pouvez tous relire l’ouvrage, ajouta Adamsberg, qui ne l’avait toujours pas fait. Je ne me rappelle plus le litre.
— De part et d’autre du mur du crime, dit Danglard.
Adamsberg regarda Retancourt qui examinait en boucle les photos de la vieille infirmière, enregistrant chacun des détails.
— Je n’ai pas le temps de m’en protéger, lui dit-il, ni assez de conviction pour le faire. Je ne sais pas d’où viendra le danger, ni sous quelle forme, ni où il faut porter la défense.
— Comment a-t-elle tué le gardien de prison ?
— En lui enfonçant une fourchette dans les yeux, entre autres. Elle tuerait avec les ongles, Retancourt. Selon Lagarde, qui la connaît bien, elle est d’une dangerosité redoutable.
— Prenez des gardes du corps, commissaire. Ce serait plus raisonnable.
— J’ai plus confiance en votre bouclier.
Retancourt secoua la tête, pesant la gravité de sa mission comme l’irresponsabilité du commissaire.
— La nuit, dit-elle, je ne peux rien faire. Je ne vais pas dormir debout devant votre porte.
— Oh, dit Adamsberg avec un mouvement de main négligent, je ne me fais pas de souci pour la nuit. J’ai déjà une revenante sanguinaire à la maison.
— Ah oui ? dit Estalère.
— Sainte Clarisse, broyée sous les poings d’un tanneur en 1771, exposa Adamsberg avec un brin de fierté. On l’appelle La Muette. Elle dépouillait les vieux puis elle les égorgeait. C’est une rivale directe de notre infirmière, en quelque sorte. Si Claire Langevin s’introduit chez moi, elle aura beaucoup à faire avec elle avant de pouvoir m’approcher. Surtout que sainte Clarisse a une inclination pour les femmes, et pour les vieilles femmes. Vous voyez que je ne crains rien.
— D’où tenez-vous ce truc ?
— De mon nouveau voisin, un antique Espagnol à une seule main. Son bras droit a été emporté par la guerre civile. Il dit que le visage de la nonne ressemble à la coque d’une vieille noix.
— Combien en a-t-elle tué ? demanda Mordent, que l’histoire amusait beaucoup. Sept, comme dans les contes ?
— Précisément.
— Mais vous l’avez vue, vous ? demanda Estalère, que les sourires de ses collègues décontenançaient.
— C’est une légende, lui expliqua Mordent, en séparant bien les syllabes, comme à son habitude. Clarisse n’existe pas.
— J’aime mieux cela, dit le brigadier. L’Espagnol, il a perdu la tête ?
— Pas du tout. Il a été piqué par une araignée sur le bras qui lui manque. Cela persiste à le démanger depuis soixante-neuf ans. Il se gratte dans le vide, à un point précis.
L’arrivée du serveur effaça l’inquiétude d’Estalère qui se leva d’un bond pour passer la commande collective des cafés. Retancourt, insensible au fracas des assiettes, continuait à passer en revue les photos de l’infirmière tandis que Veyrenc lui parlait. Le Nouveau ne s’était pas rasé, et il avait cette expression indulgente et détendue d’un gars qui a fait l’amour jusqu’à l’aube. Ce qui rappela à Adamsberg qu’il avait laissé filer Ariane en s’endormant comme une masse dans sa voiture. Les lumières des vitraux allumaient des points de couleur saugrenus dans la chevelure bigarrée du lieutenant.
— Pourquoi est-ce toi qui dois protéger Adamsberg ? demandait Veyrenc à Retancourt. Seule ?
— C’est une habitude.
— Bon.
Retancourt lui sourit, un instant distraite de son travail.
— Le souhaitez-vous vraiment, Veyrenc ? interrompit Adamsberg en tentant de modérer sa froideur. Ou est-ce un simple élan poétique ? Souhaitez-vous assister Retancourt dans sa tâche de protection ? Réfléchissez avant de répondre, mesurez le danger avant d’accepter. Il ne s’agira pas de versifier.
— Retancourt fait le poids, elle, intervint Noël.
— Ta gueule, dit Voisenet.
— Oui, dit Justin.
Et Adamsberg réalisa que, dans cette troupe, Justin remplissait parfois l’exact office du ponctueur d’Haroncourt. Et Noël celui du plus agressif des contradicteurs.
Le serveur apporta les cafés, permettant une courte respiration. Estalère les répartit selon les goûts de chacun, de ses gestes studieux et appliqués. On était habitué, on laissait faire le jeune homme.
— J’accepte, dit Veyrenc, les lèvres un peu serrées.
— Et vous, Retancourt ? demanda Adamsberg. Vous l’acceptez ?
Retancourt posa sur Veyrenc un regard clair et neutre, semblant évaluer ses capacités à la seconder, à l’aide d’une jauge visiblement précise. On eût dit un maquignon appréciant la bête, et cet examen était assez gênant pour que le silence revienne autour de la table. Mais Veyrenc ne se formalisait pas de l’épreuve. Il était Nouveau, c’était le travail. Et il avait provoqué lui-même cette ironie du sort. Protéger Adamsberg.
— J’accepte, conclut Retancourt.
— C’est dit, approuva Adamsberg.
— Lui ? dit Noël entre ses dents. Mais il est Nouveau, merde.
— Il a onze ans de service, rétorqua Retancourt.
— Je suis contre, dit Noël en élevant le ton. Ce gars ne vous protégera pas, commissaire, il n’en a pas la moindre envie.
Bien vu, pensa Adamsberg.
— C’est trop tard, c’est décidé, décréta Adamsberg.
Danglard observait la scène d’un œil soucieux tout en se limant les ongles, évaluant la jalousie patente de Noël, le lieutenant remonta la fermeture de son blouson de cuir d’un coup sec, comme il le faisait chaque fois qu’il allait passer la ligne.
— À votre choix, commissaire, dit-il en ricanant sous la lumière verte. Mais pour affronter pareil animal, c’est un tigre qu’il vous faut. Et jusqu’à nouvel ordre, ajouta-t-il avec un coup de menton vers les cheveux du Nouveau, le pelage n’a jamais fait le tigre.