Danglard s’estimait heureux quand le chat acceptait de parcourir à pied les vingt mètres qui le séparaient de son écuelle. Une fois sur trois, la bête déclarait forfait et s’effondrait sur le dos, et force était de la porter jusqu’à ses lieux d’alimentation et de défécation, dans la pièce du distributeur de boissons. Ce jeudi, Danglard tenait La Boule sous le bras, à la manière d’une serpillière pendant de chaque côté, quand Brézillon appela, à la recherche d’Adamsberg.
— Où est-il ? Son portable ne répond pas. Ou bien il néglige de décrocher.
— Je n’en sais rien, monsieur le divisionnaire. Certainement sur une urgence.
— Certainement, dit Brézillon dans un ricanement.
Danglard déposa le chat à terre pour que la colère du divisionnaire ne risque pas de l’effrayer. Les suites alenties de l’opération de Montrouge avaient exaspéré Brézillon. Il avait déjà sommé le commissaire de laisser choir cette piste, les profanateurs n’étant jamais des meurtriers, selon les statistiques psychiatriques.
— Vous mentez mal, commandant Danglard. Faites-lui savoir que je le veux à dix-sept heures à son poste. Et le mort de Reims ? Toujours en rade ?
— Bouclé, monsieur le divisionnaire.
— Et l’infirmière en cavale ? Qu’est-ce que vous foutez ?
— Les avis de recherche sont diffusés. On nous l’a signalée dans vingt lieux différents en une semaine. On vérifie, on contrôle.
— Et Adamsberg, il contrôle ?
— Évidemment.
— Oui ? Depuis le cimetière d’Opportune-la-Haute ?
Danglard avala deux gorgées de blanc et fit un signe négatif au chat. Il était évident que La Boule avait un tempérament d’alcoolique, à surveiller. Ses seules pulsions de déplacement autonome avaient pour but de rechercher les planques personnelles de Danglard. Il avait récemment découvert celle dissimulée sous la chaudière, à la cave. Preuve que La Boule n’était nullement l’imbécile auquel tout le monde croyait, et que son flair était exceptionnel. Mais Danglard ne pouvait informer personne de ce type de performance.
— Voyez qu’il est inutile de chercher à s’amuser avec moi, continuait Brézillon.
— On ne le cherche pas, répondit sincèrement Danglard.
— La Brigade est sur une mauvaise pente. Adamsberg la savonne et vous entraîne tous à sa suite. Si vous ne le savez pas, ce qui m’épaterait, je vais vous dire ce que fabrique votre chef : il tourne autour d’une tombe inoffensive dans le trou du cul du monde.
Et pourquoi pas ? se dit Danglard. Le commandant était le premier à critiquer les déambulations fantasques d’Adamsberg mais il opposait un boucher impassable pour le défendre en cas d’attaque extérieure.
— Et tout cela pour quoi ? continua Brézillon. Parce qu’un demeuré du coin a vu une ombre dans un pré.
Et pourquoi pas ? se répéta Danglard en avalant une gorgée.
— Voilà ce à quoi s’occupe Adamsberg et voilà ce qu’il contrôle.
— C’est la brigade d’Évreux qui vous a alerté ?
— C’est leur boulot, quand un commissaire déraille. Et eux le font, vite et bien. Je le veux ici à dix-sept heures, sur l’infirmière.
— Je ne crois pas que ça va le tenter, murmura Danglard.
— Quant aux deux morts de la Chapelle, vous passez la main dans l’heure. Les Stups les prennent. Prévenez-le, Commandant. Je suppose que lorsque vous l’appelez, il accepte de décrocher.
Danglard vida son gobelet, ramassa La Boule, et composa d’abord le numéro de la brigade d’Évreux.
— Passez-moi le commandant, appel en urgence de Paris.
Les doigts serrés dans l’énorme fourrure du chat, Danglard attendit sans patience.
— Commandant Devalon ? C’est vous qui avez prévenu Brézillon qu’Adamsberg était sur votre secteur ?
— Quand Adamsberg divague en liberté, je préfère prévenir que guérir. Qui est en ligne ?
— Commandant Danglard. Et je vous emmerde, Devalon.
— Contentez-vous plutôt de récupérer votre patron.
Danglard raccrocha avec brusquerie, et le chat tendit ses pattes, terrifié.
XXVI
— Dix-sept heures ? Mais je l’emmerde, Danglard.
— Il le sait déjà. Rentrez, commissaire, cela risque de chauffer. Où en êtes-vous ?
— On cherche une fosse dans les brins d’herbe.
— Qui, « on » ?
— Moi et Veyrenc.
— Rentrez. Évreux est informé que vous fouinez dans un de leurs cimetières.
— Les morts de la Chapelle sont notre affaire.
— Nous sommes dessaisis, commissaire.
— Très bien, Danglard, dit Adamsberg après un silence. Je comprends.
Adamsberg replia son téléphone.
— On change de tactique, Veyrenc. Nous sommes un peu juste en temps.
— On abandonne ?
— Non, on appelle l’interprète.
Depuis une demi-heure qu’ils tâtaient la surface de la terre, Adamsberg et Veyrenc n’avaient pas repéré la moindre fissure signalant le bord d’une fosse. Vandoosler le vieux décrocha de nouveau, à croire qu’il filtrait le standard de la maison.
— Battu, acculé, vaincu ? demanda-t-il.
— Non, Vandoosler, puisque j’appelle.
— Duquel as-tu besoin cette fois ?
— Du même.
— Mauvais choix, il est sur une fouille dans l’Essonne.
— Eh bien passe-moi son numéro.
— Quand Mathias est sur une fouille, rien ne l’en fait partir.
— Merde, Vandoosler !
Le vieux Vandoosler n’avait pas tort et Adamsberg comprit qu’il dérangeait le préhistorien. Mathias ne pouvait pas bouger, il mettait au jour un foyer magdalénien avec des pierres brûlées, des rejets de taille, des bois de renne et autres fournitures qu’il détailla pour faire comprendre la situation à Adamsberg.
— Le cercle du foyer est intact, complet, 12 000 ans avant J.-C. Qu’as-tu à me proposer en échange ?
— Un autre cercle. Des brins d’herbe courts formant un grand rond au milieu de brins longs, sur le haut d’une tombe. Si l’on ne trouve rien, les deux morts passent aux Stups. Il y a quelque chose, Mathias. Ton cercle est déjà ouvert, il peut t’attendre. Pas le mien.
Mathias ne s’intéressait pas aux enquêtes d’Adamsberg, pas plus que le commissaire ne comprenait les préoccupations paléolithiques de Mathias. Mais les deux hommes s’entendaient sur les urgences de la terre.
— Qu’est-ce qui t’amène sur cette tombe ? demanda Mathias.
— C’est une jeune femme, normande, comme celle de Montrouge, et une ombre a passé récemment dans le cimetière.
— Tu es en Normandie ?
— À Opportune-la-Haute, dans l’Eure.
— Argile et silex, résuma Mathias. Il suffit d’un lit de silex sous-jacent pour produire une herbe plus courte et clairsemée. Tu as du silex, dans le coin ? Un mur avec des fondations par exemple ?