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— C’était il y a vingt-trois ans et cela n’a duré que quelques mois. Je me souviens de vous, de votre nom, de votre prénom, et je me souviens qu’on se tutoyait.

— À ce point-là ? dit-elle sans chaleur. Et que faisait-on de si familier tous les deux ?

— On faisait une énorme engueulade.

— Amoureuse ? Cela me peinerait de ne plus m’en souvenir.

— Professionnelle.

— Tiens, répéta le médecin, sourcils froncés.

Adamsberg pencha la tête, distrait par les souvenirs que cette voix haute et ce ton cassant rappelaient à sa mémoire. Il retrouvait l’ambiguïté qui l’avait tenté et déconcerté jeune homme, le vêtement sévère mais les cheveux en désordre, le ton hautain mais les mots naturels, les poses élaborées mais les gestes spontanés. Si bien qu’on ne savait pas si l’on avait affaire à un esprit supérieur et distancié ou à une rude travailleuse oublieuse des apparences. Jusqu’à ce « Tiens » par lequel elle débutait souvent ses phrases, sans qu’on comprenne si la réplique était méprisante ou rurale. Face à elle, Adamsberg n’était pas le seul à prendre des précautions. Le Dr Ariane Lagarde était la légiste la plus renommée du pays, sans concurrence.

— On se tutoyait ? reprit-elle en faisant tomber sa cendre au sol. Il y a vingt-trois ans, j’avais déjà fait mon chemin, vous ne deviez être qu’un petit lieutenant.

— Tout juste un jeune brigadier.

— Vous me surprenez. Je ne tutoie pas facilement mes collègues.

— On s’entendait bien. Jusqu’à ce que l’énorme engueulade culmine et fasse trembler les murs d’un café du Havre. La porte a claqué, nous ne nous sommes plus jamais revus. Je n’ai pas eu le temps de finir ma bière.

Ariane écrasa son mégot sous son pied, puis se cala à nouveau sur le tabouret métallique, un sourire revenu, hésitant.

— Cette bière, dit-elle, je ne l’aurais pas lancée par terre, par hasard ?

— C’est cela.

— Jean-Baptiste, dit-elle en détachant les syllabes. Ce jeune crétin de Jean-Baptiste Adamsberg qui croyait tout savoir mieux que tout le monde.

— C’est ce que tu m’as dit avant de fracasser mon verre.

— Jean-Baptiste, répéta Ariane à voix plus lente.

Le médecin quitta son tabouret et vint poser une main sur l’épaule d’Adamsberg. Elle sembla proche de l’embrasser, puis renfourna sa main dans la poche de sa blouse.

— Je t’aimais bien. Tu disloquais le monde sans même en avoir conscience. Et d’après ce qu’on raconte du commissaire Adamsberg, le temps n’a rien amélioré. À présent, je comprends : lui, c’est toi, et toi, c’est lui.

— En quelque sorte.

Ariane s’accouda à la table de dissection où reposait le corps du grand Blanc, poussant le buste du mort pour s’appuyer plus à son aise. Comme tous les légistes, Ariane ne témoignait d’aucun respect envers les défunts. En revanche, elle fouillait dans l’énigme de leurs corps avec un indépassable talent, rendant ainsi hommage, à sa manière, à la complexité immense et singulière de chacun. Les études du Dr Lagarde avaient rendu glorieux les cadavres de vivants ordinaires. Passer entre ses mains vous faisait entrer dans l’Histoire. Mort, malheureusement.

— C’était un cadavre exceptionnel, se souvint-elle. On l’avait trouvé dans sa chambre, avec une lettre d’adieu raffinée. Un élu de la ville compromis et ruiné qui s’était tué d’un coup de sabre dans le ventre, à la japonaise.

— Saoulé au gin pour se donner du cran.

— Je le revois très bien, continua Ariane avec le ton adouci de ceux qui se remémorent une jolie histoire. Un suicide sans anicroche, précédé d’une tendance ancienne à la dépression compulsive. Le conseil municipal était soulagé que l’affaire n’aille pas plus loin, tu te rappelles ? J’avais rendu mon rapport, irréprochable. Toi, tu faisais les photocopies, les reliures, les courses, sans trop obéir. On allait boire un verre le soir sur les quais. Je frôlais la promotion, tu rêvais dans la stagnation. À cette époque, j’ajoutais de la grenadine dans la bière, et cela moussait d’un coup.

— Tu as continué d’inventer des mélanges ?

— Oui, dit Ariane d’un ton un peu déçu, des quantités, mais sans réelle réussite jusqu’ici. Tu te souviens de la violine ? Un œuf battu, de la menthe et du vin de Málaga.

— Je n’ai jamais voulu goûter ce truc.

— Je l’ai cessée, cette violine. C’était bien pour les nerfs mais trop énergétique. On a tenté beaucoup de mélanges, au Havre.

— Sauf un.

— Tiens.

— Le mélange des corps. On ne l’a pas tenté.

— Non. J’étais encore mariée et dévouée comme un chien malade. En revanche, on formait un duo parfait pour les rapports de police.

— Jusqu’à ce que.

— Jusqu’à ce qu’un petit crétin nommé Jean-Baptiste Adamsberg se foute dans le crâne que l’élu du Havre avait été assassiné. Et pourquoi ? Pour dix rats morts que tu avais ramassés dans un entrepôt du port.

— Douze, Ariane. Douze rats saignés d’un coup de lame dans le ventre.

— Douze, si tu veux. Tu en avais déduit qu’un meurtrier entraînait son courage avant de porter l’assaut. Il y avait autre chose. Tu trouvais la blessure trop horizontale. Tu disais que l’élu aurait dû tenir le sabre plus en biais, du bas vers le haut. Alors qu’il était ivre comme un Polonais.

— Et tu as jeté mon verre par terre.

— Je lui avais donné un nom, bon sang, à cette grenadine-bière.

— La grenaille. Tu m’as fait virer du Havre et tu as rendu ton rapport sans moi : suicide.

— Tu y connaissais quoi ? Rien.

— Rien, admit Adamsberg.

— Viens prendre un café. Tu me diras ce qui te tracasse avec tes cadavres.

IV

Le lieutenant Veyrenc était assigné à cette mission depuis trois semaines, calé dans un placard d’un mètre carré pour assurer la protection d’une jeune femme qu’il voyait passer sur le palier dix fois par jour. Et cette jeune femme le touchait, et cette émotion le contrariait. Il se déplaça sur sa chaise, cherchant une autre position.

Il n’avait pas à s’en faire, ce n’était qu’un grain de sable dans les rouages, une écharde dans le pied, un oiseau dans le moteur. Le mythe selon lequel un seul petit oiseau, si ravissant soit-il, pouvait à lui seul faire exploser la turbine d’un avion était une pure foutaise, comme les hommes savent tant s’en inventer pour se faire peur. Comme s’ils n’avaient pas assez de soucis comme cela. Veyrenc chassa l’oiseau d’un revers de pensée, dévissa son stylo et s’occupa à en nettoyer la plume avec soin. Il n’avait que cela à foutre, de toute façon. L’immeuble était plongé dans le silence.

Il revissa son stylo, l’accrocha dans sa poche intérieure et ferma les yeux. Quinze ans jour pour jour qu’il s’était endormi sous l’ombre interdite du noyer. Quinze ans de dur travail que nul ne lui arracherait. Au réveil, il avait soigné son allergie à la sève de l’arbre et puis, avec le temps, il avait apprivoisé les terreurs, grimpé jusqu’à l’amont des tourments pour juguler les turbulences. Quinze ans d’efforts pour transformer un jeune gars au torse creux, cachant sa chevelure, en un corps robuste et une âme solide. Quinze ans d’énergie pour ne plus voltiger en écervelé vulnérable dans le monde des femmes, qui l’avait laissé repu de sensations et saturé de complications. En se redressant sous ce noyer, il s’était mis en grève comme un ouvrier harassé, amorçant une retraite précoce. S’éloigner des crêtes dangereuses, mêler de l’eau au vin des sentiments, diluer, doser, briser la compulsion des désirs. Il se débrouillait bien, à son idée, loin des embrouilles et des chaos, au plus près de quelque idéale sérénité. Relations inoffensives et passagères, nage rythmée vers son objectif, labeur, lecture et versification, état presque parfait.