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— Votre vicaire faisait barrage, dit Adamsberg en roulant ses manches. J’ai pensé que saint Jérôme m’ouvrirait les portes du presbytère.

— Le vicaire me protège des regards extérieurs, dit le curé en surveillant une mouche précoce qui volait dans la pièce. Il ne veut pas que cela se voie. Il a honte, il me cache. Si vous voulez boire un verre, c’est dans le buffet. Je ne bois plus. Je ne sais pas pourquoi, cela ne m’amuse plus.

Adamsberg retint Danglard par un signe négatif, il n’était que neuf heures du matin. Le curé leva la tête vers eux, étonné de ne pas entendre leurs questions en retour. Celui-là n’était pas normand et semblait capable de parler ouvertement, ce qui, pour le coup, embarrassait les trois policiers. Discuter des mystères d’un curé — qu’on se figurait forcément délicats — était autrement plus difficile que de converser coudes sur la table avec un malfrat. Adamsberg avait l’impression de devoir pénétrer en bottes cloutées sur un gazon sensible.

— Le vicaire vous cache, répéta-t-il, adoptant la ruse normande de l’affirmation-qui-contient-la-question.

Le curé alluma une pipe, suivant des yeux la jeune mouche qui passait en vol rasant au-dessus de son clavier. Il prépara sa main, en forme de couvercle rond, frappa sur la table et la manqua.

— Je n’essaie pas de la tuer, expliqua-t-il, mais de l’attraper. Je m’intéresse en amateur aux fréquences des vibrations émises par les ailes des mouches. Elles sont beaucoup plus rapides et stridentes quand elles sont piégées. Vous verrez cela.

Il rejeta un gros rond de fumée et les regarda, la main toujours pliée en forme de capsule.

— C’est mon vicaire qui a eu l’idée de me mettre en dépression, reprit-il, le temps que cela s’arrange. Il m’a presque placé à l’isolement, à la demande des autorités du diocèse. Je n’ai vu personne depuis des semaines, je ne suis pas mécontent de discuter, serait-ce avec des flics.

Adamsberg hésitait face à la devinette lancée sans pudeur par le curé. L’homme avait besoin d’être entendu et compris, et pourquoi pas. Un curé passait sa vie à recueillir les angoisses de ses ouailles sans avoir jamais droit à chuchoter sa propre plainte. Le commissaire envisageait diverses hypothèses, déception amoureuse, remords charnel, perte des reliques, église assassine d’Opportune.

— Perte de vocation, suggéra Danglard.

— Voilà, dit le curé qui inclina la tête vers le commandant comme pour lui attribuer une bonne note.

— Brusque ou progressive ?

— Y a-t-il une différence ? La brusquerie d’une sensation n’est que le terme d’une progression cachée, qu’on n’a pas forcément perçue.

La main du curé s’abattit sur la mouche, qui s’échappa entre le pouce et l’index.

— Un peu comme les bois de cerf quand ils pointent hors de la peau, dit Adamsberg.

— Si vous voulez. La larve de l’idée mûrit dans sa cachette, et brusquement s’incarne et décolle. On n’égare pas soudain sa vocation comme on perd son livre. D’ailleurs, on retrouve toujours son livre et jamais sa vocation. C’est bien la preuve que cela faisait un sacré moment que la vocation dépérissait sans prévenir et sans bruit. Puis un matin tout est dit, on a passé le point de non-retour dans la nuit et sans même le savoir : on regarde au-dehors, une femme passe à vélo, il y a de la neige sur les pommiers, un écœurement vous vient, le siècle vous appelle.

— Hier encore j’aimais ce devoir missionnaire, Et je ne songeais point à délaisser ma chaire, Mais tout s’est mué soudain en stérile poussière Et je quitte ma robe comme on laisse un cimetière.

— À peu de chose près, oui.

— En réalité, vous ne vous souciez pas de la perte des reliques ? dit Adamsberg.

— Vous souhaitez que je m’en soucie ?

— J’envisageais un échange : je vous aurais proposé de retrouver saint Jérôme et vous m’auriez livré quelque chose sur Pascaline Villemot. Je suppose que le marché ne vous intéresse pas.

— Qui sait ? Mon prédécesseur, le père Raymond, était passionné par les reliques, celles du Mesnil et tous les fétiches en général. Je n’ai pas été à la hauteur de son enseignement mais il m’en est resté beaucoup de choses. Ne serait-ce que pour lui, je cherche saint Jérôme.

Le curé se retourna pour désigner la bibliothèque dans son dos, ainsi qu’un livre épais qui trônait sur un lutrin, protégé par une vitre de plexiglas. L’antique volume captait irrésistiblement l’attention de Danglard.

— Tout cela me vient de lui. Et ce livre aussi, bien sûr, dit-il avec un geste déférent vers le lutrin. Donné au père Raymond par le père Otto, mourant sous les bombardements de Berlin. Cela vous intéresse ? ajouta-t-il en se tournant vers Danglard, dont le regard ne lâchait pas l’ouvrage.

— J’avoue que oui. S’il s’agit bien du livre auquel je pense.

Le curé sourit, flairant le connaisseur. Il tira quelques bouffées de sa pipe, faisant durer le silence, comme on prépare l’entrée d’une célébrité.

— C’est le De sanctis reliquis, dit-il en savourant son annonce, dans son édition non expurgée de 1663. Vous pouvez le consulter, mais utilisez la pince pour tourner les feuillets. Il est ouvert à sa page la plus fameuse.

Le curé eut un curieux éclat de rire, et Danglard alla aussitôt vers le lutrin. Adamsberg le regarda soulever la vitre et se pencher vers l’ouvrage, sachant que le capitaine n’entendrait plus un mot de leur conversation.

— Un des plus célèbres ouvrages sur les reliques, expliqua le curé au commissaire, avec un geste un peu désinvolte. Il vaut bien plus que n’importe quel os de saint Jérôme. Mais je ne le vendrai qu’en cas d’absolue nécessité.

— Vous vous intéressez donc aux reliques.

— J’ai de l’indulgence pour elles. Calvin traitait les marchands de reliques de « porteurs de rogatons » et je ne lui donne pas tort. Mais ces rogatons donnent du piquant à un lieu saint, ils aident les gens à se concentrer. C’est difficile de se concentrer dans le vide. C’est pourquoi cela ne me gêne pas que le reliquaire de saint Jérôme ait surtout contenu des os de mouton, et même un os de groin de porc. Le père Raymond s’en amusait, il ne livrait ce secret, avec son clin d’œil bien à lui, qu’à certains esprits forts capables d’endurer cette révélation prosaïque.

— Comment ? dit Adamsberg. Il y a un os, dans le groin du porc ?

— Oui, dit le curé toujours souriant. C’est un petit os élégant, régulier, un peu comme un double cœur. Peu de gens le connaissent, ce qui explique qu’on en retrouve un dans les reliques du Mesnil. On le considérait comme un os mystérieux, auquel on attribuait beaucoup de valeur. De même que la dent du narval nous a donné la licorne. L’univers fabuleux sert à entreposer ce que les hommes ignorent.

— Vous avez sciemment laissé des os d’animaux dans le reliquaire ? demanda Veyrenc.

La mouche repassait, le curé leva le bras, préparant sa main en cuillère.

— Qu’est-ce que cela peut faire ? répondit-il. Les os humains non plus n’appartiennent pas à Jérôme. À l’époque, les reliques se vendaient comme des confiseries, on fournissait n’importe quoi à la demande, si bien que saint Sébastien se retrouve avec quatre bras, sainte Anne avec trois têtes, saint Jean avec six index et ainsi de suite. Au Mesnil, nous ne sommes pas si ambitieux. Nos os de mouton datent de la fin du XVe siècle et c’est déjà bien honorable. Rogatons d’homme ou d’animal, quelle importance au fond ?