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Il avait atteint sa cible, se faire muter à la Brigade criminelle de Paris, emmenée par le commissaire Adamsberg. Il en était satisfait, mais surpris. Il régnait dans bette équipe un microclimat insolite. Sous la direction peu perceptible de leur chef, les agents laissaient croître leur potentiel à leur guise, s’abandonnant à des humeurs et des caprices sans rapport avec les objectifs fixés. La Brigade avait accumulé des résultats incontestables, mais Veyrenc demeurait très sceptique. À savoir si cette efficacité était le résultat d’une stratégie ou le fruit tombé de la providence. Providence qui fermait les yeux, par exemple, sur le fait que Mercadet ait installé des coussins à l’étage et y dorme plusieurs heures par jour, sur le fait qu’un chat anormal défèque sur les rames de papier, que le commandant Danglard dissimule son vin dans le placard de la cave, que traînent sur les tables des documents sans lien avec les enquêtes, annonces immobilières, listes de courses, articles d’ichtyologie, reproches privés, presse géopolitique, spectre des couleurs de l’arc-en-ciel, pour le peu qu’il en avait vu en un mois. Cet état de choses ne semblait troubler personne, sauf peut-être le lieutenant Noël, un gars brutal qui ne trouvait personne à son goût. Et qui, dès le second jour, lui avait adressé une remarque offensante à propos de ses cheveux. Vingt ans plus tôt, il en aurait pleuré mais aujourd’hui il s’en foutait tout à fait ou presque. Le lieutenant Veyrenc croisa les bras et cala sa tête contre le mur. Force indélogeable lovée dans une matière compacte.

Quant au commissaire lui-même, il avait peiné à l’identifier. De loin, Adamsberg n’avait l’air de rien. Il avait croisé plusieurs fois cet homme petit, corps nerveux et mouvements lents, visage aux reliefs composites, vêtements froissés et regard de même, sans imaginer qu’il s’agissait là d’un des éléments les plus réputés, en bien et en mal, de la section criminelle. Même ses yeux semblaient ne lui servir à rien. Veyrenc attendait son entrevue officielle avec lui depuis le premier jour. Mais Adamsberg ne l’avait pas remarqué, bercé par quelque clapotis de pensées profondes ou vides. Il était possible qu’il s’écoule une année entière sans que le commissaire s’aperçoive que son équipe comptait un nouveau membre.

Les autres agents, eux, n’avaient pas manqué de saisir au vol l’avantage considérable que représentait l’arrivée d’un Nouveau. Ce pourquoi il se retrouvait en planque dans ce cagibi, sur le palier d’un septième étage, à exercer une surveillance écrasante d’ennui. La norme aurait voulu qu’il soit régulièrement relevé et il en avait été ainsi au début. Puis les relais s’étaient dégradés, au prétexte que tel était sujet à la mélancolie, tel au sommeil, tel à la claustrophobie, aux impatiences, aux dorsalgies, si bien qu’il se retrouvait seul à présent à monter la garde du matin au soir, assis sur une chaise en bois.

Veyrenc étendit ses jambes comme il put. Tel est le sort des nouveaux et cela lui importait peu. Avec la pile de livres posée à ses pieds, le cendrier de poche dans sa veste, la vue sur le ciel par le vasistas et son stylo en état de marche, il aurait presque pu vivre ici heureux. Esprit au repos, solitude maîtrisée, objectif atteint.

V

Le Dr Lagarde avait compliqué les choses en réclamant une goutte de sirop d’orgeat pour la mélanger à son double café crème. Mais enfin, les consommations avaient fini par parvenir à leur table.

— Qu’est-il arrivé au Dr Romain ? demanda-t-elle en tournant le liquide épais.

Adamsberg écarta les mains en un mouvement d’ignorance.

— Il a ses vapeurs. Comme une femme du siècle dernier.

— Tiens. D’où sors-tu ce diagnostic ?

— De Romain lui-même. Pas de dépression, pas de pathologie. Mais il se traîne d’un divan à un autre, entre une sieste et un mots-croisés.

— Tiens, répéta Ariane en fronçant les sourcils. Romain est pourtant un actif, et un légiste très valable. Il aime son boulot.

— Oui. Mais il a ses vapeurs. On a longtemps hésité avant de se décider à le remplacer.

— Et pourquoi m’as-tu fait venir, moi ?

— Je ne t’ai pas fait venir.

— On m’a dit que la Brigade de Paris me réclamait à toute force.

— Ce n’était pas moi, mais tu tombes bien.

— Pour arracher tes deux gars aux Stups.

— Selon Mortier, il ne s’agit pas de deux gars. Il s’agit de deux minables, dont un Black. Mortier est le chef des Stups, nous n’avons pas de bons rapports.

— C’est pour cela que tu refuses de lui passer les corps ?

— Non, je ne cours pas après les cadavres. Mais il se trouve que ces deux-là sont pour moi.

— Tu me l’as déjà dit. Raconte.

— On ne sait rien. Ils se sont fait tuer dans la nuit de vendredi à samedi à la porte de la Chapelle. Pour Mortier, cela signale forcément de la dope. Pour Mortier, les Blacks ne s’occupent d’ailleurs que de dope, à se demander s’ils connaissent autre chose de la vie. Et il y a cette trace de piqûre au creux du coude.

— J’ai vu. Les analyses de routine n’ont rien donné. Qu’attends-tu de moi ?

— Que tu cherches, et que tu me dises ce qu’il y avait dans la seringue.

— Pourquoi refuses-tu l’hypothèse de la drogue ? Ce n’est pas ce qui manque à la Chapelle.

— La mère du grand Noir assure que son fils n’y touchait pas. Ni n’en consommait ni n’en dealait. La mère du grand Blanc ne sait pas.

— Tu crois encore en la parole des vieilles mamans ?

— La mienne a toujours dit que j’avais la tête comme une passoire, qu’on pouvait entendre le vent entrer d’un côté et sortir de l’autre en sifflant. Elle avait raison. Et je te l’ai dit : ils ont les ongles sales, tous les deux.

— Comme tous les miséreux du marché aux puces.

Ariane disait « miséreux » avec ce ton compassionnel des grands indifférents, pour qui la misère est un fait et non pas un problème.

— Ce n’est pas de la crasse, Ariane, c’est de la terre. Et ces gars n’entretenaient pas de jardin. Ils vivaient dans des chambres d’immeubles ravagées, sans lumière et sans chauffage, telles que la ville les offre aux miséreux. Avec leurs vieilles mamans.

Le regard du Dr Lagarde s’était posé sur le mur. Quand Ariane observait un cadavre, ses yeux rapetissaient en position fixe, semblant se muer en oculaires de microscope de haute précision. Adamsberg était certain que s’il avait examiné ses prunelles à cet instant, il y aurait vu les deux corps parfaitement dessinés, le Blanc dans l’œil gauche, le Noir dans l’œil droit.

— Je peux te dire au moins une chose qui peut t’aider, Jean-Baptiste. C’est une femme qui les a tués.

Adamsberg posa sa tasse, hésitant à contrarier le médecin pour la seconde fois de sa vie.

— Ariane, as-tu vu le format des deux hommes ?

— Que crois-tu que je regarde à la morgue ? Mes souvenirs ? J’ai vu tes gars. Des baraques qui soulèveraient une armoire d’un doigt. Il n’empêche que c’est une femme qui les a tués, tous les deux.

— Explique-moi.

— Reviens ce soir. J’ai deux ou trois choses à vérifier.

Ariane se leva, enfila sur son tailleur la blouse qu’elle avait laissée au portemanteau. Dans les environs de la morgue, les cafetiers n’aimaient pas voir débarquer les médecins. Cela gênait les clients.